Culture de Triphyophyllum peltatum (Dioncophyllacées), la plante carnivore à temps partiel.

Par Gerhard Bringmann, Jan Schlauer, Kristina Wolf, Heiko Rischer, Uwe Buschbom, Andreas Kreiner, Friedrich Thiele, Martin Duschek, de Würsburg (Allemagne) ; Laurent Aké Assi d'Abidjan (Côte d'Ivoire).

Paru dans Carnivorous Plant Newsletter (ICPS), vol. 28, n°1, mars 1999.
(Traduction et illustrations de Mickaël LEGRAND.)


Les publications sur Triphyophyllum peltatum (Hutch. & Dalz.) Airy Shaw sont plutôt rares ; cette liane est aussi largement négligée par ceux qui s'intéressent aux plantes carnivores que par les collectionneurs. Quant aux publications traitant plus particulièrement de sa culture, leur nombre avoisine le néant. Or à l'occasion de nos recherches sur les métabolites secondaires de l'ordre végétal des Népenthales, et notamment sur les alcaloïdes naphtylisoquinoléiques (Bringmann & Pokorny 1995), qui sont à peu de choses près, connues seulement chez deux petites familles paléotropicales les Ancistrocladacées et les Dioncophyllacées, nous en sommes venus à nous intéresser à la physiologie et à la biochimie de ces plantes. Comme il est indispensable de disposer de matériel vivant pour étudier la biosynthèse de produits naturels végétaux, nous nous sommes efforcés d'obtenir des spécimens vivants de plusieurs espèces d'Ancistrocladus (l'unique genre des Ancistrocladacées) et de Triphyophyllum peltatum (l'un des trois genres monotypiques des Dioncophyllacées et la seule plante carnivore à contenir des napthtylisoquinolines - Bringmann et al. 1998a). Finalement, nous sommes parvenus à obtenir des graines et des jeunes plants de nombre de ces espèces, et de T. peltatum en particulier. Cet article est pour nous l'occasion de communiquer nos expériences sur sa germination et sa culture, y compris avec des méthodes in vitro.


T. peltatum est une liane de grande forêt, qui pousse dans les forêts de pluie de la côte d'Afrique tropicale occidentale (Airy Shaw 1952). Triphyophyllum signifie "feuilles de trois sortes", et c'est là la caractéristique de ce genre singulier. Durant la majeure partie de son cycle de vie, la plante n'est pas carnivore. Au stade juvénile, elle forme des rosettes de feuilles lancéolées, sans divisions, obtuses à acuminées. Une fois que la jeune plante atteint un certain âge et une certaine taille (ie. 25-40 cm), et que la saison des pluies commence, elle forme des feuilles carnivores : leur limbe est plus ou moins réduit, la nervure médiane se prolonge et se dote de poils glanduleux. Ces glandes sécrètent un mucilage gluant (Marburger 1979) et capturent des invertébrés (Green et al. 1979). L'absorption de l'acide aminé L-alanine par les feuilles carnivores de T. peltatum a récemment été démontrée (Bringmann et al. 1998b)1.


1 NdT : Par ailleurs, Mark Chase et al. de Kew (GB) ont montré, par analyse d'ADN, que T. peltatum était proche des Droséracées et des Népenthacées (Systematic Botany, 1998, 23(1): pp 21-29) - information communiquée par F. Zunino.

Plus tard, la plante grimpe en peu de temps dans la voûte des grands arbres, en s'attachant aux plantes qui lui servent de support, par des feuilles dotées à leur extrémité de deux crochets recourbés vers leur base (Dioncophyllacées signifie "famille végétale aux feuilles à double crochet"). Alors que les fleurs blanches ou rose pâle ne sont guère spectaculaires, les graines sont uniques dans le règne végétal. A la différence de la majorité des angiospermes, les fruits des Dioncophyllacées s'ouvrent avant que les graines ne soient mures.


Ces plantes y doivent leur appellation de "gymnospermes secondaires", bien qu'elles soient loin d'être apparentées aux conifères. Les grandes graines (5-12 cm de circonférence), en forme de disque, sont produites à l'extrémité de funicules (tiges des graines) allongés, épais voire ligneux, fixés en leur centre. L'embryon se trouve à proximité du point d'attache, dans un anneau épais d'endosperme blanc d'approximativement 1 cm de diamètre ; le reste de la graine consiste en une aile, fine comme du papier, dont les légères striures sont disposées en rayons. Une fois détachées, les graines sont capables de voler sur des distances considérables, jusqu'à ce qu'elles atteignent le sol de la forêt.


T. peltatum est endémique de l'Afrique de l'Ouest et pousse dans la zone ivoiro-libérienne du massif forestier occidental. Il est assez fréquemment trouvé dans le Taï National Park qui appartient au domaine guinéo-congolais. La forêt, toujours verte, dense et humide, est classée comme "forêt d'Eremospatha macrocarpa et Dicapyros mannii", un type fondamental déterminé par le sol et les conditions climatiques (Guillaumet et Adjanohoun 1971).


Les espèces d'arbres qui la composent, telles que Eremospatha macrocarpa (Mann & Wendl.) Wendl., Diospyros mannii Hiern, Diospyros gabunensis Gürke, Marenthes chrysophylla (Oliv.) Prance, Chrysophyllum perpulchrum Mildbr. ex Hutch. & Dalz ., Chilowia sanguinea Hoyle, etc., apparaissent bien dans d'autres populations, mais sans atteindre les mêmes proportions. La population de basse altitude est une "forêt de Diospyros ssp. et Mapania ssp.", et a pour types les Mapania (Cypéracées) et Tarrietia utilis (Sprague) Sprague (Sterculiacées) qui poussent sur argile.


La végétation du Sud-Ouest de la Côte d'Ivoire est avant tout caractérisée par l'endémisme de ses espèces végétales, qui comprennent des taxas particulières nommées "Sassandrians" (une appelation dévolue aux espèces qui apparaissent dans les forêts ombreuses de la Côte d'Ivoire occidentale, entre les rivières Sassandra et Cavally). Cette flore particulière est composée des espèces suivantes (dont T. peltatum ne fait pas forcément partie) : Androsiphonia adenostegria Stapf (Passifloracées), Cassipourea hiotou Aubrév. & Pellegr. (Césalpiniacées), Guarea leonensis Hutch. & Dalz . (Méliacées), Hypolytrum schnellianum Lorougnon (Cypéracées), Ouratea amplectens (Stapf) Engl. (Ochnacées), Sciaphila africana A. Chev. (Triuridacées), Soyauxia grandifolia Gilg & Stapf (Médusandracées), Thomandersia anachoreta Heine (Acanthacées), etc. Dans la Sierra Leone et au Libéria, T. peltatum apparaît dans les mêmes conditions écologiques.



Culture de T. peltatum en serre.

Les spécimens de T. peltatum que nous avons reçus, étaient racines nues, encore juvéniles mais déjà à leur stade post-carnivore. Ils ont été plantés à Würzburg dans du #2 Lecaton (fabriqué par Leca, Pinneberg, Allemagne) de fine granulométrie, dans des pots de 10 cm de diamètre pour une hauteur de 20 cm. Ce substrat a la propriété de ne pas pourrir dans les conditions de la serre. La hauteur des pots assurait une profondeur suffisante pour permettre aux racines de bien s'étendre dans le substrat. Bien qu'ils aient souffert de la sécheresse lorsque la porte de la serre restait ouverte, ils ont poussé convenablement pendant plusieurs années et ont produit de longues pousses aux feuilles crochues, qui pour certaines mesuraient plusieurs mètres et portaient de courtes pousses à feuilles normales au niveau des axils des feuilles crochues. Malgré tout, un jour, tous les plants ont péri. L'examen des racines a montré qu'aucune nouvelle croissance n'avait eu lieu dans le sol depuis le dépotage et l'expédition des plantes. Des plants similaires, cultivés dans des serres ombragées d'Abidjan, ont eux recommencé à former des racines après trois-six mois, avec un taux moyen de survie de 40 à 50 %. Il est donc clair qu'il faut à tout prix éviter de déranger le système racinaire si fragile de ces plantes une fois qu'elles sont établies, tout particulièrement lorsqu'elles sont cultivées en zone tempérée. Autant dire qu'il n'y a que deux manières d'obtenir une croissance normale des plants : soit par graines, soit par la culture de plants racinés, dont on aura conservé le substrat.


Les semences sont extrêmement difficiles à obtenir car elles sont produites durant la saison des pluies, lorsque l'accès aux habitats de T. peltatum s'avère très problématique. De plus, pour récolter les graines, il faut grimper de grands arbres, puisqu'une fois détachées par le vent, elles s'envolent et disparaissent dans l'épaisse végétation au sol. Ainsi, plus de dix années se sont écoulées avant que l'un de nous (L.A.A) ne trouve des plants fructifères, en mai 1997. Les graines ont été semées immédiatement à Abidjan et à Würsburg en serre.


A Abidjan, les graines ont été enfoncées à environ 3 cm de profondeur dans un mélange sableux et arrosées régulièrement. Le taux de germination a avoisiné les 80 %. A Würsburg, on a employé des récipients plats garnis d'une couche de 2 cm de Lecaton, gardé humide par un fond d'eau constant de 1 cm sous la surface du substrat (régulé par un orifice de drainage sur un côté du récipient). Les ailes des graines ont été ôtées, afin de prévenir une prolifération de moisissures et d'algues, et les graines semées à la surface du substrat. Les récipients ont été conservés à un emplacement lumineux, sans soleil direct, à 22°C et pratiquement 100% d'humidité. La germination (près de 50%) s'est étalée sur une période qui est allée de quelques semaines à plusieurs mois. L'extrémité des cotylédons reste dans l'enveloppe de la graine en contact avec l'endosperme (germination cryptocolaire). L'hypocotyle et la racine partent du point où était attaché le funicule. Ces observations correspondent à celles de Schmid (1964) concernant Habropetalum dawei, jusqu'ici l'unique autre membre des Dioncophyllacées connu pour avoir germé et été cultivé avec succès pendant plusieurs mois hors d'Afrique. Puis l'hypocotyle quitte la graine et les cotylédons s'épanouissent. Les feuilles primaires émergent d'une fente étroite entre les cotylédons, là où ils étaient attachés à l'hypocotyle. Il s'agit de la première rosette de feuilles. Les rosettes produisent feuilles après feuilles et s'agrandissent, sans que l'on puisse noter une influence du changement des saisons d'un climat tempéré. L'intensité lumineuse est constante grâce à un éclairage artificiel (entre 8h et 20h), ce qui équivaut à une somme de 340 klxh par jour. Certaines rosettes de feuilles ont dépassé un diamètre de 30 cm. Un plant d'un an, avec des feuilles de 20 cm de long, a été présenté à la deuxième conférence de l'ICPS à Bonn, à la fin du mois de mai 1998.


En complément, on envoya des plants racinés, en pot, de T. peltatum, à Würzburg au cours de l'été 1997. Les plants ont remarquablement bien récupéré du transport et sont toujours en vie. Spécimens issus de semis et plants envoyés racinés sont en train d'être acclimatés aux conditions habituelles de la serre chaude (22°C de moyenne, minimum occasionnel de 17°C aux environs de 7h, maximum de 28°C à 18h, 83% d'humidité en moyenne, minimum occasionnel de 53 %, maximum de 95%) parce qu'une humidité excessive amène la croissance d'algues sur les feuilles et favorise d'autres parasites, pucerons et cochenilles en particulier. Les larves de moucherons qui sont encouragées par les températures élevées et l'intensité des arrosages requis, et qui causent de graves dommages, spécialement sur les racines sensibles des jeunes plants, sont contrôlées par un traitement continu avec des nématodes prédateurs (Nemalogic , de Sautter & Stepper, Ammerbuch, Allemagne). Les plants poussent toujours et certains ont atteint une taille qui correspond aux spécimens carnivores en milieu naturel. Cependant, nous n'avons pas encore obtenu de feuilles carnivores. Moins de 5% des plantules ont péri dans ce semis qui est le premier semis de T. peltatum réussi en culture.



Culture in vitro de T. peltatum

La culture axénique in vitro de matériel végétal facilite à la fois la propagation des plantes et la compréhension de leur physiologie. Il n'existe vraisemblablement aucun rapport sur la culture in vitro de T. peltatum ou de tout autre membre des Dioncophyllacées. Nous avons semé quelques unes de nos graines en milieu stérile car le matériel végétal de serre est difficilement stérilisable en surface. Le manque d'expérience sur la désinfection de ces graines et l'unique occasion qui nous était offerte de disposer de matériel viable, nous a encouragés à essayer simultanément différentes approches. Les ailes retirées, les centres restants ont été stérilisés superficiellement dans un bain de 70% d'éthanol pendant 10 secondes, puis dans une solution d'hypochlorite de sodium (à 13%, dépourvue de chlorine) additionnée d'une goutte de détergent (Triton X-100, de Serva) pendant 30 minutes ; après quoi ils ont été rincés trois fois avec de l'eau distillée stérile. Nous avons essayé, sur quelques graines, d'exposer l'embryon mais l'endosperme très cassant et la fragilité de cet embryon ont compliqué la tentative. Les meilleurs résultats portant sur la stérilité et le taux de germination ont été obtenus en retirant uniquement l'enveloppe de la graine, sans léser l'endosperme blanc. Chaque lot a été semé sur deux milieux différents : soit le milieu de Murashige & Skoog (1962) à l'état pur, additionné de 3% de sucrose et de 2% de Gelrite , soit du Seramis (Effem, Verden / Aller) imbibé du milieu MS, contenant 3% de sucrose. Les milieux ont été ajustés à un pH de 5,8 et déposés dans des flacons Erlenmeyer de 100ml. Ils ont été laissés dans l'autoclave pendant 30 minutes à 120°C et 120 kPa.


La germination est survenue dans les trois mois, mais le taux global de réussite a été très bas (10%). Ni les embryons nus, ni les graines semées sur les milieux MS solidifiés par la Gebrite , n'ont germé. La germination cryptocotylaire a été clairement observée in vitro. Lorsque les plantules ont atteint les 5 cm de haut, leur croissance s'est ralentie. Nous en avons déduit que les plantules manquaient de nutriments sur le substrat Seramis. Les tiges ont donc été coupées au-dessus des cotylédons et les parties apicales ont été transférées en situation aseptisée, dans des flacons contenant du milieu MS à une concentration d'un cinquième, solidifié par 0,2% de Gelrite , avec 3% de sucrose. Sur ce milieu, les plants ont poussé exceptionnellement bien en étant transplantés chaque mois sur du milieu neuf. Dans le cas contraire, ils poussaient mal.


Actuellement nous essayons d'obtenir des cultures de cals, ie. de cellules indifférenciées, en utilisant différents organes des spécimens en guise d'explants. Ces cultures devraient se développer plus vite et produire les alcaloïdes naphtylisoquinoléiques typiques, de la même façon que leurs précurseurs biosynthétiques.


Pour la bibliographie précise de cet article, se référer à la version originale, disponible à la bibliothèque Dionée.



DIONÉE 44 - 2000