Les insectivores et l'entomologie (Siegfried Hartmeyer)
Les réactions à mon article « Eine kleine Pflanzenkunde» (publié dans
le «Taublatt» et, en anglais, dans le journal de l'«ACPS» Australie) ont été
nombreuses. Je voudrais remercier ici tous ceux qui se sont donné la peine
de m'écrire pour m'apporter des précisions et compléter mes
connaissances en entomologie. Voici un bref résumé de ces lettres:
Ma première hypothèse au sujet des insectes qui j'ai filmés sur Byblis
liniflora, Drosera indica et Drosera ordensis près de Kununurra et Darwin
dans le nord de l'Australie semble ainsi confirmée. Il s'agirait bel et bien
d'une espèce proche des punaises Pameridae telles qu'on les trouve sur
Roridula en Afrique du sud (et, depuis plusieurs années, dans mon salon
- très sociables, ces petites bêtes ! -). Ce sont en effet de véritables
punaises (Hemiptera = mi-ailées), reconnaissables aux élytres (=ptera) qui
ne recouvrent qu'à moitié (=hemi) les ailes. On trouve dans l'ordre des
hémiptères différents sous-ordres (Heterodoptera, Homoptera, Corrodentia,
Thysanoptera,... cf. Tableau 1 ) comprenant à leur tour une multitude de
familles, sous-familles, embranchements, genres et espèces, tant et si bien
que l'amateur que je suis aurait été complètement dépassé, sans l'article
de W.E. China paru dans le «Western Australian Naturalist» du 30.06.1953.
China y mentionne le genre Setocoris (déjà évoqué en 1942 par le
professeur Francis E. Lloyd dans son livre «The Carnivorous Plants» vivant
sur Byblis gigantea dans la région de Perth (sud-est de l'Australie), et y
décrit deux espèces du genre Cyrtopeltis découvertes à la même époque
dans la même région sur Drosera pallida, D. stolonifera, D. erythrorhiza.
Toutes deux font partie du sous-ordre Heteroptera, de la famille des
Miridées et de l 'embranchement des Dicyphini et sont capables de se
mouvoir sans aucun problème sur les feuilles gluantes de Byblis gigantea
ou des Drosera cités plus haut.
Le botaniste allemand R. Marloth constate les mêmes propriétés chez
les punaises du genre Pameridae peuplant les Roridula sud-africains.
Celles-ci semblent également faire partie des Dicyphini, qui sont toutes des
prédatrices parfaitement adaptées aux plantes à sécrétions collantes.
Il est courant de voir dans le monde végétal des protections reposant
sur des sécrétions collantes. Ces pièges à glu sont de vrais garde-mangers
pour les insectes prédateurs qui savent déjouer la plante. J'ai été surpris
de voir que chaque plante abritait sa propre espèce de punaises Dicyphini
(même des plantes très connues comme le tabac, la Digitalis, l'Epilodium).
Cette faune s'est de mieux adaptée à sa plante hôte, les zones collantes
qui protègent bourgeons, fleurs, feuilles et pousses lui garantissant
toujours des proies abondantes et faciles.
La résistance aux sécrétions collantes (due probablement à un
astucieux arrangement de petits poils disposés en brosse sur le corps de
l'animal) a permis à ces espèces de s'établir sur des plantes pourtant
spécialisées dans la capture d'insectes. Peut-être aussi sont-elles
simplement restées sur leur plante d'origine dont les barrières de défense
contre les parasites ont peu à peu évolué vers des pièges insectivores.
L'avantage pour les punaises est évident, puisqu'une plante capable de
capturer des insectes bien plus grands que les sus-dites punaises est un
garde manger abondant, doublé d'une zone libre de prédateurs.
Quiconque s'est déjà intéressé à la co-évolution, c'est-à-dire aux
interactions qui régissent l'évolution de systèmes biologiques tels que la
forêt vierge ou les barrières de corail, aura remarqué que certaines de ces
interactions aboutissent à des symbioses. On verra ainsi des arbres vivre
en symbiose avec des champignons, pour optimiser leur apport nutritif, ou
des fourmis défendre les plantes qui les abritent, pour ne citer que deux
exemples des plus connus. Mais quel intérêt les plantes peuvent-elles avoir
à abriter des punaises ? Je ne prétends pas à une réponse exhaustive, je
ne veux proposer que quelques hypothèses.
1. Les plantes non-carnivores
Tout amateur de plantes carnivores a déjà constaté que les cadavres
d'insectes de taille importante, capturés par des pièges à glu, sont
rapidement pris d'assaut par des moisissures (il s'agit en général de
Botrytis cinerea). A partir d'une certaine quantité, ces moisissures peuvent
devenir dangereuses pour la feuille concernée, et si l'on ne supprime pas la
feuille malade, c'est toute la plante qui risque de succomber. La moisissure
n'a aucune chance chez les plantes vigoureuses (tant que l'eau n'est pas
stagnante), mais s'attaque facilement aux plantes préalablement affaiblies
par les bactéries infectant les cadavres des proies. Les punaises, qui vident
les carcasses des insectes capturés, auraient donc la même fonction que
certains poissons ou crustacés nécrophages des barrières de corail : ils
préviennent les infections. De plus, les punaises empêchent la prolifération
de pucerons et l'on peut même leur supposer, dans certains cas, un rôle
dans la fécondation des fleurs.
2. Les plantes carnivores
a) faible ou sans production d'enzymes.
On connaît chez les plantes carnivores à faibles ou sans production
d'enzymes bon nombre de symbioses. Les ascidies de Darlingtonia
californica par exemple abritent les larves du moustique Metriocnemus
edwardsii qui prédigèrent les insectes piégés «sans nuire à la plante»
comme le dit Donald Shnell dans son livre « Carnivorous Plants of the
United States and Canada». C'est au contraire un service qu'elles rendent
aux plantes. On retrouve ce phénomène chez les larves de Wyeomia
smithii (et espèces proches) qui affectionnent les ascidies des Sarracenia
purpurea, et chez bien d'autres espèces encore, comme par exemple chez
les larves peuplant Heliamphora.
J'ai déjà mentionné les punaises Pameridae vivant sur les Roridula en
Afrique du sud. Je voudrais juste ajouter que les spécimens que je cultive
depuis quatre ans avec une petite population de punaises n'ont jamais eu
de parasites, alors que les plantes carnivores voisines ont subies plusieurs
invasions de pucerons et de cochenilles. C'est à mon avis la preuve que
les punaises ont une fonction protectrice que l'on ne retrouve pas chez les
larves de moustiques évoquées plus haut.
b) Les plantes à forte production d'enzymes
Les pièges à glu dotés d'une forte production d'enzymes digèrent trop
facilement leurs proies pour qu'il y ait apparition de moisissures (les proies
trop importantes pouvant s'échapper). Il est néanmoins probable que les
Byblis et les Drosera profitent de la digestion plus effective des proies par
les punaises, dont les excréments constituent certainement un bon engrais.
Quoi qu'il en soit, l'élimination de parasites d'un coté et
l'approvisionnement en nourriture de l'autre sont déjà des raisons
suffisantes pour parler d'une véritable symbiose.
Pour compléter, j'aimerais encore rappeler qu'il existe bon nombre de
symbioses entre les Nepenthes et différentes larves de moustiques. Sans
oublier la larve de Sarcophaga, un moucheron qui (sur)vit entre les
carcasses d'insectes capturés par les ascidies de Sarracenia flava, grâce à
la sécrétion d'anti-enzymes (D. Schnell). Il est probable que les punaises
sur Drosera et Byblis. disposent d'un système de protection semblable, les
enzymes digestifs agissant comme de véritables ciseaux chimiques sur les
molécules de protéine animale. Les punaises sortent en effet indemnes des
bains de sécrétions digestives qu'elles n'hésitent pas à prendre, comme on
peut le voir dans mon dernier film. Il y a là encore, matière à découvertes !
Hemiptera sur les plantes insectivores d'Australie du Nord
Je n'ai pas trouvé de littérature concernant les punaises que j'ai pu
observer dans le Nord tropical de l'Australie. Je n'ai pour toute confirmation
qu'une lettre de Trevor Hannam (Cairns, QLD), m'apprenant récemment
qu'il avait, lui aussi, observé Hemiptera sur Drosera indica dans le
North-Queensland. Les deux motifs rouges sur le dos des punaises
peuplant D. ordensis, rappellent les deux espèces de Cyrtopeltis du
sud-est Australien, mais il est très difficile de les distinguer sans dissection,
le seul repère étant les organes génitaux. Il m'était ainsi impossible de
déterminer s'il s'agissait de C. droserae, C. russelli ou d'une espèce
nouvelle. J'espère néanmoins que quelqu'un de plus qualifié que moi dans
le domaine entomologique fera un jour la lumière sur ce point, et qu'il
déterminera également s'il s'agit, chez les punaises peuplant les Byblis
liniflora et D. indica près de Kununurra et Darwin en Australie, de Setocoris
bybliphilus ou une espèce nouvelle. L'appellation générale d'«assassin
bugs», terme courant en Australie, ne saurait en tout cas convenir: il
désigne déjà la punaise Coranus subapterus.
Je voudrais, pour terminer, inciter tout ceux qui ont la chance de
pouvoir observer les plantes carnivores dans leur milieu naturel, à garder
les yeux ouverts, notamment en ce qui concerne tout insecte se promenant
avec une désinvolture suspecte à la surface gluante des feuilles. Je suis sûr
que de telles observations intéresseraient les sociétés d'entomologie et de
plantes carnivores. Je suis par ailleurs moi-même intéressé par toute lettre
qui pourrait me parvenir à ce sujet.
Cette liste n'est pas complète : il existe sans doute encore d'autres espèces de punaises qui vivent
sur les plantes insectivores d'Australie du Nord.
Toutes ces punaises sont documentées sur le film vidéo REISEZIEL
INSEKTIVOREN (S. Hartmeyer 1996) tourné lors de notre voyage en
Australie (1995)
DIONÉE 36 - 1996
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