A LA DECOUVERTE DES GRASSETTES DU MEXIQUE

Voyage botanique au Mexique en janvier/mars 1994

(Stan Lampard)
Trad. S. Lavayssière et Doudou Choisne
Article précédemment paru dans:"The International Pinguicula Study Group Newsletter No.5., September 1994"



Fleur de P. takakii montrant la dense couverture de glandes mucilagineuses sur la tige florale


P. acuminata dont les fleurs émergent du sol sous lequel réside une rosette d'hiver bulbeuse.


P. crassifolia dont les grandes et écarlates fleurs carmin illuminent même les faces rocheuses les plus sombres


P. immaculata nous éblouit de ses fleurs enchanteresses alors que les minuscules rosettes en repos durant l'hiver restent juste sous la surface du gypse.


Nous avons assurément vu le Mexique ! Durant ces cinq semaines, nous avons parcouru un total de 6000km, couvrant en long et en large la Sierra Madre Oriental, de Mexico City au centre du pays, jusqu'à Monterry au nord, près de la frontière avec les U.S.A., de la côte tropicale du golfe jusqu'à l'intérieur désertique, dans notre recherche des grassettes. Nous espérions voir 20 des environ 35 espèces de PINGUICULA actuellement répertoriées au Mexique, et, autant que ce fut possible, nous envisagions de visiter toutes les populations distinctes connues de chaque espèce. En fait, nous sommes parvenus à les voir toutes à l'exception de 4 espèces de notre liste. Pour nous consoler de celles qui nous ont échappé, nous avons découvert des populations distinctes isolées de plusieurs espèces qui seront probablement décrites comme de nouvelles sous-espèces, et également le premier hybride naturel connu au Mexique.


Des zones climatiques d'une grande diversité ont été rencontrées, dont le plateau côtier chaud et humide couvert de forêt pluviale, maintenant grandement remplacée par des plantations d'agrumes, de bananiers et de cannes à sucre, émergeant d'une forêt à feuilles caduques, et, à plus haute altitude, une forêt brumeuse hôte de nombreux épiphytes, jusqu'à ce que finalement les conifères laissent place à une végétation basse montagnarde/alpine au-dessus de 3000m. Inévitablement de telles montagnes limitent les pluies des hauts plateaux intérieurs qui se caractérisent par une impressionnante diversité de plantes succulentes et xérophytes. Cependant, aussi intéressants que puissent être ces types de végétation, nous devions les voir très superficiellement et réprimer notre curiosité, les contraintes de temps nous obligeant à négliger de nombreux plantes et animaux fascinants afin de mener à bien notre quête. Après tout, peu sinon aucune expédition, n'ont eu lieu au Mexique dans le passé avec le but spécifique de découvrir et étudier les PINGUICULA, alors que de nombreux ouvrages ont été écrits sur les Cactus, les Orchidées ou les Broméliacées. !


Ce fut sur les escarpements montagneux exposés au nord, surgissant du désert ou des forêts, que nous devions trouver les PINGUICULA, nombre d'entre elles pratiquement inaccessibles en raison des buissons épineux impitoyables et de la végétation dense au pied des falaises et sur les versants que nous devions traverser d'abord, suivant la plupart du temps les capricieux sentiers empruntés par les ânes, les chèvres, ou bien pire... selon sa propre imagination ! J'en vins rapidement à maudire les ACACIA, AGAVE et OPUNTIA dont les armes défensives pénètrent et percent vêtements et chair, rendant la plupart de nos excursions déplaisantes et douloureuses. Nous avons eu la chance à plusieurs reprises de trouver de belles populations de plusieurs espèces de PINGUICULA colonisant les falaises en bord de route, aux endroits ou la piste creuse son chemin à travers la montagne, nous épargnant la sueur, le supplice et le temps passé à les rechercher dans leur habitat d'origine.


Bien entendu, les plantes ne font pas la distinction entre un habitat consécutif à l'intervention de l'homme ou un escarpement naturel, ayant uniquement à satisfaire leurs besoins climatiques, édaphiques et biologiques. Cependant, en dépit des difficultés rencontrées à atteindre les sites naturels escarpés, il était invariablement bien plus gratifiant de relever ce challenge, autant pour le plaisir des yeux que pour la satisfaction de l'exploit accompli comparativement aux sites plus facilement accessibles en bordure de route, un peu dépréciés par la présence inévitable de détritus, de poussières, les odeurs de fumées et le vrombissement du trafic sur toutes les routes, même les moins fréquentées. Néanmoins, nous appréciions ces sites car un bon nombre d'espèces ne purent être trouvées que de cette manière. Il fut en effet frustrant de manquer quatre espèces, bien que ce fut prévisible, les sites indiqués étant très vagues (P. kondoi, P. debbertiana) ou isolés (P. caelestis, P. esseriana).


La liste ci-dessous indique les espèces que nous avons localisées avec succès:

  • P. moranensis : six populations séparées distinctes
  • P. acuminata : plusieurs populations
  • P. crassifolia
  • P. takakii
  • P. reticulata : deux populations séparées
  • P. jaumavensis
  • P. rotundiflora
  • P. lilacina
  • P. cyclosecta
  • P. gracilis
  • P. immaculata : type plus un taxon séparé et différent
  • P. ehlersae : deux populations, de nombreuses formes différentes
  • P. gypsicola
  • P. potosiensis
  • P. macrophylla
  • P. agnata : type, une possible nouvelle sous-espèce et forme albinos
  • P. sp "Molango"
  • P. ehlersae X P. potosiensis : un présumé hybride naturel

Je décrirai la découverte et les caractéristiques de chaque population en détail ultérieurement dans une série d'article [...], mais pour le moment, je m'en tiendrai à quelques généralités:


Il y eu inévitablement des moments de moral au plus bas, surtout dans le début lorsque nous étions encore des chasseurs inexpérimentés; là, le sens de l'humour fut d'une grande aide.

Dans ces moments Thomas "nous avons les moyens de vous faire rire" Carow, le plus philosophe d'entre nous, essayait de mieux faire passer la frustration en chantant cet air bien connu "Always look on the bright side" (regardons toujours du bon côté) qui fut repris avec une saveur toute continentale par un choeur composé de : Thomas d'Allemagne, Hans "Oeil d'Aigle" Luhrs de Hollande, Joan "le Fou" van Marm d'Autriche et donc moi-même. Au fur et à mesure où nous apprenions un peu plus des besoins des PINGUICULA mexicains, les paroles de la chanson se modifièrent pour devenir l'hymne de l'expédition "Regarde toujours sur la face nord" (des falaises), toute tentative pour composer d'autres couplets s'avéra un échec.


Les PINGUICULA mexicains, vous l'aurez compris, poussent sur les faces Nord des escarpements, préférant les températures d'ombre au moins 10°C inférieures à la chaleur intense et desséchante des versants Sud qui restent pratiquement dépourvus de toute végétation. La majorité des espèces semblent être des lithophytes obligées, invariablement perchées sur des faces presque verticales, se gardant ainsi en permanence à l'abri des rayons directs du soleil, poussant aussi bien dans des crevasses ou des petites poches d'humus, ou sur des parties humides de rocher nu. Peu d'autres plantes survivent en adoptant le mode de vie "sur roche nue" exploité par les PINGUICULA qui sont ainsi à l'abri de toute compétition.


Les plantes associées observées le plus souvent comprennent la bien nommée "plante de la résurrection" SELLAGINELLA, des fougères et mousses xérophytes, des succulentes telles que AGAVE, ECHEVERIA et des cactus nains des genres MAMMILARIA, GYMNOCACTUS, etc, des broméliacées xérophytes telles que TILLANDSIA, CATOPSIS et HECHTIA, ainsi que quelques orchidées occasionnelles. Une particularité commune à toutes ces plantes est leur aptitude à survivre à des périodes de manque d'eau, particulièrement aigues durant les mois sec d'hiver de fin octobre à fin avril. Ces plantes montrent une diversité d'adaptations à la sécheresse telles que des feuilles et des tiges épaisses, cireuses ou de la consistance du cuir, des tissus succulents pour stocker l'eau, des racines profondes ou une couverture de poils blancs prévenant les effets calorifique du soleil et desséchant du vent, etc.


Comme d'autres plantes carnivores, les PINGUICULA sont habituellement considérés comme des plantes de marais pour lesquelles la moindre privation d'eau peut s'avérer fatale. Comment donc les "pionniers mexicains" de ce genre survivent-ils ? Un examen attentif des plantes dans leur habitat aussi bien que des études postérieures en laboratoire ont mis en évidence plusieurs stratégies astucieuses.


La préférence des habitats escarpés montrée par PINGUICULA est associée à des altitudes bien supérieures à 1000m chez toutes les espèces à l'exception de P. lilacina que nous avons trouvé entre 800 et 1000 mètres. Même sous les tropiques, les conditions à haute altitude sont alpines, bien que la neige soit très rare, les températures nocturnes frôlent la gelée, ayant pour conséquence l'apparition journalière de brumes et de brouillards au-dessus des montagnes. Comme l'humidité évaporée au-dessus des terres ou de la mer par la chaleur du jour se condense pendant la nuit, elle est bénéfique autant aux animaux qu'aux plantes qui exploitent cette humidité atmosphérique de différentes manières.


Le micro habitat des crevasses n'est pas uniquement plus ombré, plus frais et plus humide, mais agit également comme un réservoir de drainage, contenant de petites quantités d'humus, et peut-être, la mousse agit-elle comme une éponge. Il en résulte une sévère compétition entre les plantes alpines pour conquérir ces micro habitats. Cependant les PINGUICULA alpins ont l'avantage de posséder des poils et des glandes hygroscopiques qui concentrent le processus de condensation, encourageant la formation de rosée sur leur surface. En plus, les glandes si bien adaptées pour absorber les produits de la digestion de ces plantes carnivores peuvent aussi contribuer à l'assimilation.


Des recherches récentes suggèrent également que PINGUICULA ait adopté un cycle stomatal inversé(1), une caractéristique commune chez les plantes succulentes telles que les cactus ou CRASSULA. Au lieu d'ouvrir les stomates pendant la journée pour obtenir le dioxyde de carbone nécessaire pour la photosynthèse, l'inévitable perte d'eau par transpiration diurne qui en découle est réduite par le fait que les stomates ne s'ouvrent que la nuit. Le dioxyde de carbone est absorbé durant la fraîcheur nocturne et stocké sous forme d'un acide organique qui sera détruit dans la journée pour libérer le gaz carbonique lorsque nécessaire. Ce système semble particulièrement favorable aux succulentes xérophytes sans doute en raison de leurs tissus gorgés d'eau qui dilue les acides à un niveau sans danger. Bien que cette hypothèse soit une pure spéculation personnelle, le fait que les rosettes d'hiver soient constituées de feuilles hautement succulentes pourrait être plus qu'une simple coïncidence. Chez les espèces lithophytes, ces feuilles succulentes sont produites en rosettes ressemblant à des SEMPERVIVUM, encastrées autant que possible à l'intérieur des fissures de rochers, de la couverture de mousse ou dans la couche d'humus. Quelques espèces poussent sur le bord de ravines d'érosion où les minéraux émiettés du sous-sol constituent un support profond. Là se trouvent des espèces avec un hibernacle bulbeux enterré dans le sol, gagnant ainsi une plus grande protection contre la prédation ainsi que le dessèchement. P. acuminata et P. macrophylla en fournissent de bons exemples, bien qu'au moins une forme de P. moranensis semble également évoluer dans cette direction.


La saison sèche est apparemment exploitée par des annuelles éphémères telles que P. lilacina et P. takakii, deux charmantes miniatures qui se trouvent je pense au sommet de leur cycle au milieu de l'hiver puisqu'elles étaient en fleurs et produisaient leurs graines en abondance. Il est possible que, en poussant au moment où d'autres plantes plus grandes sont en dormance, la compétition puisse être réduite. D'abondantes colonies de P. lilacina exploitent certainement des "fenêtres" dans la canopée d'herbes en poussant sur des sol récemment dérangés, en particulier sur les bords instables de sentiers et au pied d'arbres tombés. P. takakii pousse sur des versants érodés de gypse, parmi de denses colonies de SELLAGINELLA dont les rosettes les recouvriront en se déployant durant les mois humides d'été. Cependant, une association aussi étroite avec cette plante durant l'hiver a de nombreux avantages : ça produit de l'ombre et de l'humidité tandis que la faune d'invertébrés dans cette forêt miniature est de tout profit pour les besoins carnivores. La dessiccation des fines feuilles membraneuses de ces deux espèces est évitée en les gardant pressées contre le sol, piégeant l'humidité de l'air entre elles, et en provoquant la condensation à l'endroit où ce sera bénéfique aux racines.


Le gypse est une forme relativement rare de sulfate de magnésium qui forme des affleurement dispersés partout sur le plateau central de la haute Sierra Madre Oriental. Il a été utilisé par l'homme pour la production de plâtre et de poudre de talc, exploitant de différentes manières sa capacité d'absorption de l'eau. Nous ne sommes pas les premiers organismes à avoir exploité cette propriété ! Les collines de gypse se comportent comme des oasis dans le désert. La saisissante blancheur de ce substrat donne une illusion d'hostilité stérile. Cependant, c'est plus probablement dû à un intense sur-pâturage, suivi par l'érosion de ces formations rocheuses tendres. Par contraste, la vie sauvage abonde sur les versants les plus escarpés et les ravins. Ces canyons en miniatures étaient un paradis ! L'atmosphère douce à l'intérieur est sans nul doute due à l'ombre, mais, à en juger par la forte humidité présente, elle est rafraîchie par l'évaporation puisque le gypse relache de la vapeur dans la journée et la réabsorbe durant la nuit. Pas moins de six espèces de PINGUICULA furent trouvées dans ces oasis.


Bien sûr, coloniser les roches, qu'il s'agisse de calcaire, basalte ou gypse, n'est pas sans inconvénient. Le manque de sol signifie un manque de nutriments essentiel - les composés à base d'azote, de phosphore et de soufre étant tous rares, et fortement nécessaires. La carnivorité apporte une solution et par là même un avantage certain aux PINGUICULA.


En effet, l'association de ces stratégies se montre tellement efficace que les PINGUICULA mexicains ne survivent pas seulement mais abondent là où la majorité des autres familles de plantes a renoncé.



DIONÉE 32 - 1994




Notes :

1 Cycle stomatal inversé :
Généralement appelé C.A.M. de l'anglais Crassulacean Acid Metabolism