A LA DECOUVERTE DES GRASSETTES ESPAGNOLES (1ère Partie)

(Serge LAVAYSSIERE)



Ma visite en Espagne de l'été 1990, malgré la découverte de Pinguicula vallisneriifolia, m'avait laissé un arrière goût de frustration et je n'attendais que l'occasion d'y retourner. L'article paru dans Dionée 21 mentionne les difficultés d'hébergement qui avaient limité notre séjour en Sierra de Cazorla à 3 jours bien trop courts. L'inconfort et la fatigue du camping semi-sauvage nous avait résigné à un prompt retour, regrettant bien de ne plus avoir le courage de descendre 200km plus au sud en Sierra Nevada tenter de débusquer Pinguicula nevadensis. Aussi est-ce avec une excitation toute compréhensible qu'en août dernier, nous avons repris la route vers l'Andalousie. Nous avions rapporté de notre précédent voyage les coordonnées des trois campings du parc et avons donc, courant juin, réservé notre emplacement pour une huitaine de jours.


Après un fort agréable séjour de 3 jours dans le Gers (chez Jean-Jacques Labat), nous avons franchi les Pyrénées au tunnel de Bielsa avant de traverser l'Espagne sur 700km (Huesca, Zaragosa, Teruel, Albacete, Sierra de Cazorla) pour enfin arriver au camping "Fuente de la Pascuala" où notre emplacement nous attendait, à l'ombre bienvenu d'une pinède. Les lecteurs connaissant l'article précédent (Dionée 21) pourront se rendre directement au paragraphe suivant et me pardonneront les quelques redites qui suivent afin de résumer une présentation du site. Le Parc Naturel des Sierras de Cazorla, Segura y las Villas a obtenu son statut protégé le 5 février 1986. Il est composé de 214 000 hectares répartis sur 23 territoires communaux. Il englobe plusieurs chaines montagneuses dont les sommets ocscillent de 600 à 2106 mètres d'altitude. Un relief très varié permet une grande variété de caractères climatiques et écologiques, des vallées sombres et humides aux sommets venteux et arides, en passant par une multitude de biotopes différents, pelouses sèches ou grasses, sous bois de diverses essences, rivages... Ce parc occupe la deuxième place en Espagne (après la Sierra Nevada) quant à la diversité de sa flore, comprenant un grand nombre d'espèces endémiques, dont l'emblème du parc Viola cazorlensis et bien sûr Pinguicula vallisneriifolia qui semble avoir disparu des autres sites extérieurs au parc où elle avait été signalée (Sierra de Tejeda, Sierra Alhamilla...). Constitué autour de la haute vallée du Rio Gadalquivir, le Parc est traversé par une route principale d'une cinquantaine de kilomètres longeant la vallée du Rio Guadalquivir, en bordure de laquelle se répartissent les quelques campings, hôtels, auberges et restaurants, ainsi que le parc cynégétique, le centre d'information et le jardin botanique. Quelques routes secondaires et diverses pistes plus ou moins carrossables permettent des incursions en des sites tous plus exceptionnels les uns que les autres.


Après une nuit réparatrice, notre premier objectif fut de retourner voir le site visité en 1990. A six kilomètres en aval du camping, se trouve le centre d'information de Torre del Vinagre. Une route traverse alors le Rio Gadalquivir jusqu'à une pisciculture où les promeneurs doivent laisser les véhicules. Là nous nous sommes engagés sur une piste carrossable à l'accès interdit aux véhicules par une chaine (seuls les gardes du parc l'empruntent) qui longe le Rio Borosa en remontant son cours. La forêt de type méditerranéen comprend divers résineux, chênes verts, génévriers, pistachiers avec un sous-bois riche en essences aromatiques (romarin, lavande...) et nous offrait occasionnellement l'ombre si fraîche de quelques figuiers. De nombreuses espèces lithophytes (Sedum, chardons...) colonisent les parois calcaires du déblai en bordure de la piste. Après une marche de 5 kilomètres, nous abandonnâmes la piste qui s'écarte du Rio pour suivre un sentier en direction de "Cerrada de Elias". Le sentier traverse plusieurs fois le Rio (nous appréciions fortement les passages sur la rive gauche ombragée) et apparaissent quelques zones plus humides en raison de sources et ruissellements. Enfin, après la traversée d'un dernier pont nous arrivâmes en vue de la gorge étroite appelée "Cerrada de Ellias". Là, le sentier s'accroche sur la rive gauche de la rivière pour se transformer en ponton de planches. La situation de cette gorge, à 1000 mètres d'altitude, orientée est-ouest, crée un micro-climat rafraichi et humidifié par l'eau du Rio.


Cerrada de Elias, Pinguicula vallisneriifolia tapissant la roche.

Photo : Serge Lavayssière

C'est là, sur les parois des deux rives, que Pinguicula vallisneriifolia incruste ses racines dans les murs verticaux de la roche calcaire, en compagnie d'Adiantum sp. et d'une potentille à fleurs blanches que mes connaissances très limitées dans la famille des Rosacées ne m'ont pas permis d'identifier avec certitude (peut-être une forme de Potentilla caulescens ?). Les feuilles de cette plante, étrangement collantes, ne semblent pas capturer autant de proies que celles plus efficaces des grassettes, mais relancent l'éternelle question des étapes convergentes empruntées par l'évolution vers la carnivorité végétale. Cette curieuse découverte ne m'a toutefois pas écarté du but principal de ma visite dont les feuilles ne semblaient pas cette année atteindre les 30cm mesurés en 1990. Les plus beaux spécimens atteignaient tout de même 25 cm de longueur foliaire, laissant loin derrière toutes les autres espèces du genre. Je dois admettre n'avoir pu à ce moment dominer une frénésie photographique qui lentement mais sûrement à commencé à occuper tout mon esprit. Les sujets ne manquaient pas et après avoir "mis en boite" quelques vues d'ensemble des plus belles touffes, je m'approchai de quelques plantules afin d'en immortaliser l'apparente fragilité. Certaines plantules présentaient des feuilles arrondies courtes de quelques millimètres alors que d'autres n'avaient que deux ou trois feuilles étroites et déjà longues de 4 à 5 cm. C'est alors que je compris avec stupéfaction que, si les premières semblaient bien être issues de graines, les secondes naissaient à l'extrémité de stolons blanchâtres émis par les plantes adultes. Une lecture plus attentive d'"Insect Eating Plants" d'Adrian Slack aurait dû me préparer à cette découverte, mais ce phénomène, exceptionnel chez les grassettes, se devait d'être vérifié sur des specimens vivants pour que mon esprit veuille bien l'accepter !


Grosse touffe de Pinguicula vallisneriifolia.

Photo : Serge Lavayssière


Après avoir impressionné deux rouleaux de pellicules, je jugeai raisonnable de m'arrêter là (d'en garder pour des découvertes ultérieures) et de m'ateler à la deuxième tâche que je m'étais fixée : la collecte de graines. Les capsules sèches ne manquaient pas (floraison en avril-mai) mais toutes étaient ouvertes et avaient depuis longtemps réparti leur contenu aux alentours. Certaines graines pouvaient même avoir déjà germé. Malgré tout, après avoir ramassé toutes les capsules à ma portée (sur les deux rives), je me trouvais en possession d'une petite quantité de graines, insuffisante pour la Bourse de Graines, mais de quoi toutefois faire plaisir à quelques "mordus" à qui j'en avais promis.


Il était temps de reprendre notre promenade. Sortant de cette gorge vers l'amont, la muraille s'écartait légèrement du lit du Rio pour à nouveau laisser place au sentier. Une nouvelle source humidifia le sol ainsi que la roche à notre droite lorsque j'aperçu à nouveau quelques feuilles dépassant d'un "pallier" horizontal, à environ 1,80m du sol. Il s'agissait encore de Pinguicula vallisneriifolia, poussant cette fois-ci dans une cuvette horizontale très humide. Me hissant sur la pointe des pieds, je découvrai alors une dizaine de plantes avec 3 fleurs épanouies. Il s'agissait malheureusement d'une floraison déjà bien avancée, les fleurs molles et blanches ne présentant plus la bordure bleutée de leur jeunesse. Cette découverte imposait toutefois quelques clichés, malgré la position très inconfortable qui expliquera ma déception quant à la qualité du résultat.


Lors de notre retour à Torre del Vinagre, le centre d'information était ouvert et nous en profitâmes pour nous désaltérer et le visiter. Un spécialiste de la flore était présent et nous entreprîmes une discussion fort intéressante et riche d'informations avec lui. Nous lui annonçâmes notre surprise d'avoir découvert ces quelques fleurs et il nous apprit qu'il n'était pas exceptionnel que ces plantes fleurissent une deuxième fois en automne, avec le retour des pluies. Sans doute, la situation très humide de celles que nous avions vues expliquait-elle cette deuxième floraison précoce. Nous apprîmes également lintroduction récente de Pinguicula vallisneriifolia sur la fontaine du jardin botanique en compagnie de Pinguicula grandiflora. Il était hélas trop tard pour le visiter ce jour-là aussi notre programme était prêt pour le lendemain. Programme modeste, mais raisonnable en raison de la fatigue du voyage qui, masquée par l'excitation première, recommençait à se faire sentir.


Le deuxième jour fut donc consacrée à une visite du petit jardin botanique où, en effet, se trouvaient plusieurs grassettes, bien moins belles hélas qu'à Cerrada de Ellias. Elles surgissaient d'un creux dans la fontaine couverte de mousse, ce qui ne ressemblait en rien au milieu naturel. Les feuilles flasques, rincées par l'écoulement de l'eau semblaient bien pitoyables et rien ne permettait de soupçonner l'allure réelle de cette plante. Il y avait bien comme annoncé quelques plants de Pinguicula grandiflora, mais leur aspect tout aussi triste ne nous invita pas à nous attarder. Mais le mal était fait, je n'aurais de paix avant de voir cette nouvelle grassette en pleine nature ! Nous retournâmes donc au centre d'information afin d'extorquer quelques tuyaux. Avant de satisfaire notre curiosité première, ce botaniste nous apprit qu'il existait vraissemblablement deux sous-espèces de Pinguicula vallisneriifolia et que les résultats de ces recherches devraient être publiées d'ici environ un an dans la revue botanique du parc. Il nous apprit également que le Pinguicula grandiflora que nous avions vu était une sous-espèce endémique dont la publication officielle était elle aussi en cours. La perche était trop belle et, le coeur battant, je posai alors la question qui me brûlait les lèvres. Je ne pouvais m'empêcher de penser à la réticence avec laquelle cet homme nous avait indiqué "Cerrada de Ellias" 3 ans auparavant et fut fort surpris de le voir déplier une carte et nous montrer de bonne grâce la source du Rio Mundo, à 70km en direction du Nord-Est. Le programme du lendemain était tout trouvé.


Malgré la beauté des sites traversés et les nombreux arrêts auxquels nous n'avons pu résister, j'épargnerai au lecteur le trajet pour le déposer directement au site "Nascimiento del Rio Mundo". En arrivant, nous avons presque eu envie de repartir vu l'aspect touristique du lieu et l'affluence des visiteurs. Restaurant, bar, parking de plusieurs centaines de places, rien ne nous aurait décidé à visiter si nous n'avions l'espoir d'y découvrir une grassette endémique. Nous avons donc chaussé nos chaussures de randonnée et avons suivi un dense flot de touristes qui suivaient tous le même chemin, un panneau indiquant "Miradors" (Points de vue). Quelques centaines de mètres après l'aire de stationnement, le Rio apparut longeant le chemin à quelque distance, sur la gauche. Nous avons jugé préférable de nous écarter du sentier décidément trop fréquenté pour remonter le cours d'eau directement dans son lit.


Source du Rio Mundo, Pinguicula sp. "Rio Mundo" à droite de la cascade.

Photo : Serge Lavayssière

Là nous avons peu à peu compris ce qui attirait tant de monde. Nous étions au bas d'un cirque, orienté Nord-Ouest donc frais et humide, à la végétation luxuriante. Le torrent descendait son cours en formant de multiples bassins ("calderetas") entre lesquels serpentaient de nombreux bras de rivière. Ces bassins, de quelques métres de diamètre rivalisaient tous de beauté. Les visiteurs étaient ici dispersés, la beauté des lieux nous faisant presque oublier les quelques baigneurs qui s'ébattaient dans une eau parfaitement claire. Notre but n'étant pas les activités aquatiques, nous avons continué notre promenade de caldereta en cascade, de torrent en bassin. Je ne m'étendrai pas plus longtemps sur les grottes voilées par un rideau d'eau, ni sur les rochers humides couverts d'un tapis de mousse, car, avec la même impatience que celle qui fut la mienne, le lecteur attend les premières plantes carnivores. Enfin, contournant une caldereta, mon regard fut accroché par quelques rosettes vert tendre tant espérées, blotties contre un rocher humide, à l'ombre de quelques arbres. C'était bien Pinguicula grandiflora, impossible à confondre avec sa grande soeur à feuilles de Vallisnérie. Une quinzaine de plantes se partageaient un rocher de quelques mètres carrès, sur une face verticale que ne leur disputaient que quelques mousses. Les plus grosses grassettes ne dépassaient guère 15cm de diamètre et présentaient une dizaine de feuilles obovales, aux bords parfois légèrement ondulés s'enroulant vers le dessus. Quelques plantules étaient également présentes, mais pas de trace de stolon, toutes ces plantules étaient des miniatures des grosses, sans nul doute issues de graines. Graines dont je m'empressai de ramasser les résidus au fond des capsules sèches (et malheureusement vides pour la plupart). Nous avons repris notre ascension sans rencontrer d'autres grassettes jusqu'au moment où nous arrivâmes au lieu qui attirait tant de monde. Le chemin que nous avions quitté arrivait sur la droite jusqu'à un grand bassin d'une quinzaine de mètres de diamètre qui occupait le fond d'une cuvette.


Rosette de Pinguicula sp. "Rio Mundo".

Photo : Serge Lavayssière

L'arrière de la cuvette était constitué d'une paroi rocheuse d'une dizaine de mètres de haut, de forme vaguement conique, sur laquelle glissait une nappe d'eau alimentant le bassin. Une halte s'imposait, les parois latérales surmontant la cuvette étant contellées de Pinguicula grandiflora. Les nombreux touristes ne semblaient guère les remarquer et mon manège photographico-moissonneur leur sembla sans doute bien étrange ! la plupart des plantes restaient inaccessibles, ce qui ne put que me réjouir quant à leur sauvegarde. Il semblait évident que la promenade ne s'arrêtait pas là et que la source était bien plus haut, mais impossible de continuer notre progression par le lit du cours d'eau. Nous sommes donc retournés sur le chemin qui grimpait à la caldereta supérieure en formant un large lacet. Nous arrivâmes donc en haut de la paroi, dominant le bassin inférieur. Là un panneau indiquait "Mirador 1" et le chemin s'arrêtait. Point de barrière toutefois, mais les promeneurs disciplinés n'allaient pas plus avant dans cette direction. Nous mourrions d'envie de continuer malgré l'absence de sentier et l'aspect humide et glissant des rochers. Aussi, sous le regard étonné des autres promeneurs, devinant les quolibets de "franceses locos", nous avons entrepris l'escalade des quelques mètres nous séparant de l'étape suivante. Là encore, les parois étaient par endroit couvertes de grassettes bien sûr toutes différentes et admirables pour nos yeux insatiables. Enfin nous arrivâmes au fond du cirque, dans un décor dont le souvenir me fait encore frissonner en rédigeant ces lignes. Devant nous une muraille rocheuse de plus de cent mètres, dont à mi hauteur, les eaux du Rio Mundo se jetaient dans le vide. Bien avant d'atteindre le sol, celles-ci se transformaient en embruns que le vent dispersait sur tout le fond du cirque. Tout le sol était ainsi trempé par une pluie incessante, les rochers par endroit délavés ne portaient aucune végétation, mais sur les parois humides, encore une fois des milliers de grassettes étalaient leurs feuilles. Même sur le mur vertical, des taches d'humidité suintante offraient des conditions favorables à ces plantes qui s'accrochaient à la muraille à plusieurs dizaines de mètres au dessus du sol. Je me demande encore comment les premières graines ont-elles pu conquérir des lieux aussi inaccessibles. A quelques dizaines de mètres plus haut sur la droite, mais bien en dessous du point d'émergence de la source, se situe le "Mirador 2", accessible par un autre sentier qui donne une vue plongeante sur tout le site. Nous y sommes bien sûr également montés, mais là, malgré les embruns apportés par le vent, aucune grassette ne se trouvait. Notre curiosité fut alors mise en éveil par quelques promeneurs que l'on pouvait apercevoir à mi falaise, à l'endroit même où le Rio se jetait dans le vide. Renseignements pris, un chemin y accédait à partir du parking en suivant des panneaux "La Cueva". Nous sommes donc redescendus pour emprunter ce circuit dont nous pouvions aisément deviner le très fort dénivelé. Après 1 heure et demie de marche en ascension interrompue seulement par des passages en bordure d'un impressionnant précipice, nous arrivâmes à la source même de Rio Mundo : une rivière souterraine sortant d'une grotte. Nous avons alors appris que la promenade ne s'arrêtait pas là puisque, à la seule condition d'être munis d'une torche électrique, nous aurions pu pénétrer dans la grotte jusqu'à plus d'un kilomètre, jusqu'à une immense salle souterraine dont le plafond effondré laissait apparaitre le ciel au dessus d'un gouffre d'une centaine de mètres.


Enfin rassasiés de grassettes, nous avons terminée la semaine en promenades et randonnées diverses, le Parc ne manquant pas d'autres sites de grand intérêt.


Le temps était venu pour nous de reprendre la route, non pas du retour mais vers le sud, pour une quête encore plus excitante puisque, pour l'instant, Pinguicula nevadensis n'est qu'un nom cité dans quelques ouvrages, et que nul (à ma connaissance) n'en a vu aucune photographie. Dans "Monographie der Gattung Pinguicula L.", S.J. Casper cite l'étage nival du Pico de Veleta et du Mulhacen qui ne sont rien moins que les deux plus hauts sommets de la Sierra Nevada, à plus 3400m d'altitude. En route donc pour Granada...



DIONÉE 30 - 1993