A LA RENCONTRE DE CHARLES DARWIN (1809-18821)

(Patrick Souben)





Il m'a été donné au mois de mai 1992, de me rendre fortuitement acquéreur de la traduction française de "Insectivorous plants" de Charles Darwin, éditée en 1877, deux ans après l'édition anglaise originale. L'ouvrage avait sans doute été soigneusement rangé et oublié dans une bibliothèque sans être lu : il était entièrement non coupé. La traduction française présente le notable intérêt d'être annotée par Charles Martins, professeur d'histoire naturelle à la faculté de Montpellier et membre de l'institut. Ce professeur rapporte notamment diverses réactions provoquées par la parution de cet ouvrage sulfureux pour son époque et étaye l'étude de quelques espèces par des résumés historiques fort instructifs.


Au fur et à mesure de l'avancée de ma lecture, j'ai été surpris, puis émerveillé par la minutie, la patience, le sens de l'observation développés chez Darwin et par la passion dont il a fait preuve dans son étude.


Mais d'où pouvait venir cette passion pour une plante si minuscule de la brumeuse Albion, à un homme qui fit le tour du monde en 5 ans, qui fut à l'origine de la théorie de l'évolution des espèces ("L'origine des espèces par la sélection naturelle" - 1859) qui fit l'effet d'une véritable bombe dans les milieux scientifiques de l'époque, et qui outre divers ouvrages généraux de ce type, écrivit des livres de zoologie, de géologie et de botanique sur des sujets aussi variés pour ce dernier genre que le dimorphisme des espèces de Primula, les mouvements et habitudes des plantes grimpantes ou l'influence de l'eau de mer sur la germination des graines !


Soit, son grand-père, Erasme Darwin, auteur des lois de la vie organique et versificateur à ses heures ("botanical garden" - 1791) avait étudié vers 1800 la dionée et supposait que ses pièges devaient préserver les fleurs des déprédations des insectes. L'idée de ces recherches et la passion qu'il y mit lui est venue, semble-t-il, de sa curiosité dans l'observation de la nature : "Me trouvant pendant l'été 1860 dans les landes du comté de Sussex, je remarquai avec une grande surprise le nombre considérable d'insectes saisis par les feuilles de Rossolis (Droséra rotundifolia). J'avais entendu dire que les feuilles de cette plante capturent les insectes. Mais là se bornait tout ce que je savais sur ce sujet". Il pousse la curiosité à en ramasser quelques pieds pour mieux les observer : "Il devint bientôt évident pour moi que le droséra est tout particulièrement adapté à un but spécial ; celui de saisir les insectes et d'en absorber les matières nutritives et ce sujet me sembla digne de recherches attentives". Ses recherches dureront 15 ans jusqu'à la parution de l'ouvrage qui en fera la synthèse et se poursuivront même ultérieurement, reprises par ses fils Georges et Francis qui l'accompagnèrent dans ses expériences. Il portera tout naturellement ses premières expériences sur le D. rotundifolia dont bon nombre de spécimens furent sacrifiés à la science : "les solutions de plusieurs sels de soude causent l'inflexion des tentacules mais n'attaquent pas les feuilles. De faibles solutions de sulfate de quinine, de nicotine, de camphre, de poison de cobra, etc... produisent une agrégation. Certaines autres substances, une solution de curare, par exemple, n'ont aucun effet semblable. Beaucoup d'acides, bien que très étendus d'eau, font l'effet de poisons". Les "cobayes" ne lui faisaient pas défaut puisqu'il notait : "Cette plante est extrêmement commune dans quelques districts". Au détour d'une phrase, nous apprenons ainsi que ces petites plantes le poursuivent jusque dans sa chambre et qu'il n'y faisait pas toujours très chaud : " Dans une autre expérience, la température de ma chambre était assez basse, c'est-à-dire environ 15,5°C ... "


Grâce à un réseau de botanistes de terrain, dont Joseph Hooker ami de longue date (qui deviendra directeur du célèbre jardin botanique de Kew en 1865, ce qui ne l'empêchera pas de poursuivre ses voyages botaniques à travers le monde), Ch. Darwin a pu observer vivantes et cultiver un certain temps au moins dans son orangerie bon nombre d'espèces exotiques, les autres espèces ayant été étudiées sur herbier. La "manie" de la culture des plantes carnivores semblait déjà répandue en Grande Bretagne. Ainsi James Veitch de Chelsea proposait à la vente, dans un catalogue illustré de gravures sur bois, népenthés, sarracénies, darlingtonia, céphalothus, etc ... et même héliamphora nutans dans les années 1880. Les prix pouvaient atteindre jusqu'à 11 livres sterling, soit l'équivalent du salaire mensuel d'un ouvrier. Line revue, le Gardener's chronical, donnait même quelques conseils de culture ; ainsi, pour la dionée : "Un jardinier qui a obtenu de grands succès dans la culture de cette plante, l'a fait pousser comme une orchidée épiphyte sur de la mousse humide sans terrain d'aucune sorte". Cette allusion à la culture des orchidées laisse toutefois penser que les plantes carnivores exotiques étaient cultivées dans les serres de quelques riches "jardiniers" comme curiosités. Pour Utricularia montana (= U. alpina) : "On dit que cette plante est épiphyte ... Dans les serres anglaises on la cultive dans un sol tourbeux".


Darwin laisse même parler parfois ses sentiments : "les plantes qui avaient passé l'hiver dans une serre très chaude portaient au commencement du printemps des feuilles remarquablement belles", ou encore : "je plaçais des cubes d'os sur trois feuilles appartenant à de pauvres petites plantes cultivées ..." pour évoquer leur aspect chétif et misérable. Ne déclarait-il pas en effet au moment de la parution de son livre : "le droséra m'importe plus que l'origine de tous les espèces dans le monde". Dans la biographie de l'auteur figurant en liminaire, Ch. Martins précise : "les critiques vagues résultant d'idées préconçues ou de préjugés religieux ne m'ont pas paru devoir être mentionnés, la recherche scientifique basée sur l'observation et l'expérience ayant seule droit à l'attention du public compétent". Il n'empêche que Ch. Darwin joue assez souvent de la provocation en comparant parfois un peu facilement la plante carnivore à un animal : "on peut dire qu'un pied de droséra avec ses feuilles recourbées de façon à former un estomac temporaire dans lequel les glandes des tentacules étroitement infléchies déchargent leurs sécrétions acides qui dissolvent les substances animales pour les absorber ensuite se nourrit exactement comme un animal, mais au contraire d'un animal, il boit par ses racines". Et plus loin : " Il existe un parallélisme remarquable entre les glandes du droséra et de celles de l'estomac au point de vue de la sécrétion des acides et des ferments convenables." Ou encore : "la viande crue et les gros morceaux d'albumine sont aptes à attaquer les feuilles qui semblent, comme les animaux, exposées à souffrir d'indigestion." Ch. Martins, dans ses notes, abonde dans ce sens pour la dionée: "en gorgeant les feuilles de nourriture, MM. Balfour et Lindsay ont déterminé de véritables indigestions avec vomissements des parties des substances ingérées ... 2 mouches et 2 araignées paraissent être Ia dose limite qu'il ne faut pas dépasser". Darwin va même jusqu'à préconiser un menu 3 étoiles : "Nous sommes donc autorisés à conclure qu'une décoction de feuilles de choux est tout aussi énergique qu'une infusion de viande crue". Il expérimenta même les effets du vin de Xérès sur les droséras ...


L'analogie entre les deux règnes ne se limite pas uniquement à l'appareil digestif. Il met en parallèle les systèmes nerveux et musculaire de l'animal et la sensibilité des tentacules du droséra, des lobes de la dionée : "Rien de plus frappant que l'aspect de ces quatre feuilles (de droséra) chez chacune desquelles les tentacules se dirigeaient exactement vers les deux petites masses de phosphate posées sur le limbe. On s'imagine facilement en les regardant que l'on est en présence d'un animal d'une organisation inférieure qui embrasse sa proie avec ses bras". Tout le monde connaît aujourd'hui l'étonnante découverte de B. Sanderson à savoir qu'il existe un courant électrique normal dans le limbe et la tige et que lorsqu'on irrite les feuilles, le courant est troubIé de la même façon que pendant la contraction du muscle d'un animal". Mais Darwin ne serait pas lui-même s'il n'avait pas abordé la loi de l'évolution et de la sélection des espèces : "Le drosophyllum représente probablement la condition d'un des ancêtres primitifs du genre droséra. Or, aucun des tentacules du drosophyllum n'est capable de bouger quand on les excite ... Il semble donc que le Drosera binata ait conservé des restes de certains caractères primitifs, caractères qu'ont perdu toutes ou presque toutes les autres espèces de ce genre". "Le droséra est une forme dominante car il comprend, croit-on, environ 100 espèces ... Sous ce rapport, il offre un contraste remarquable avec les cinq autres genres (aldrovandia, drosophyllum, byblis, roridula et dionée) qui paraissent des groupes destinés à disparaître... Il est étrange que la dionée qui est une des plantes les plus admirablement adaptée qu'il y ait dans le règne végétal soit évidemment en train de disparaître". "Toute plante ordinaire portant des glandes visqueuses qui capturent accidentellement des insectes pourrait ainsi se transformer, les circonstances étant favorables, en une espèce apte à digérer réellement". Charles Martins va même beaucoup plus loin : "Ces fonctions complémentaires de nutrition (par les feuilles) et par les racines qui subsistent toujours ne seraient qu'un argument de plus en faveur de l'origine commune des végétaux et des animaux". Il prend l'extrême précaution de préciser qu'il ne dit pas qu'il en soit ainsi mais que la question reste posée.


La conclusion reviendra tout naturellement à Darwin qui fait le point, au bout de 15 ans d'études sur les plantes carnivores, sur la connaissance du sujet par le monde scientifique en 1875 : "Il y a une classe de plantes qui digèrent et qui absorbent ensuite les matières animales ; ces plantes sont les Droséra et les Pinguicula : J. Kooker y a également ajouté les Népenthes et il faudra sans doute probablement joindre d'autres espèces à cette catégorie de végétaux ... Il y a une seconde catégorie de végétaux qui ne peuvent pas digérer mais qui absorbent des produits de la décomposition des animaux qu'ils capturent. Il faut ranger dans cette classe les Utricularia et leurs proches alliés et très probablement, d'après les excellentes observations de MM. Mellichamp et Canby, les Sarracénia et le Darlingtonia, bien qu'on ne puisse pas encore considérer ce fait comme absolument prouvé".


A lire également sur le sujet:

  • Les plantes carnivores. Des pièges au détour de l'lmage" par M. Baffray, F. Brice et Ph. Danton, édité chez Nathan - 1992. Voir notamment le chapitre sur "Les chemins de la carnivorité" pages 58 à 66.
  • Letts guide to carnivorous plants of the world" par Gordon Cheers édité dans la collection Letts guide. Londres - 1992.

DIONÉE 29 - 1993