Il est une loi du désordre, appelée entropie, qui veut que tout objet ne peut rester
à sa place et tend à se mixer avec son voisin. Cette loi ne s'applique pas
seulement à nos appartements mais aussi, tout particulièrement, aux utriculaires.
Conserver deux espèces d'utriculaires, chacune dans son pot, est une tâche
délicate au travers de laquelle peu de gens sortent victorieux puisque j'ai souvent
eu la peine (ou la joie - tout dépend comment on voit la situation) de recevoir deux
espèces d'utriculaires dans une même motte de terre après n'en avoir commandé
qu'une chez un ami ou un fournisseur professionnel. Les racines de nos deux
amies sont, hélas, si intrinsèquement mêlées, que leur séparation devient vite
mission impossible.
Une solution classique au problème de la séparation de deux utriculaires a été
décrite dans un bulletin de l'ICPS (Belanger C.A., CPN 18 (4) 119). Elle consiste à
laisser nos deux amies se développer dans un nouveau compost pour pouvoir
ensuite les bouturer séparément en utilisant, comme organe de bouture, une de
leurs feuilles. Cette technique fonctionne merveilleusement bien lors de la
multiplication d'utriculaires épiphytes mais s'applique beaucoup plus difficilement aux
utriculaires terrestres dont les feuilles sont parfois petites (quelques millimétres de
longueur), fragiles, et d'aspects semblables (voir par exemple:
U. laterifolia/U. dichotoma ou U. subulara/U. jancea). Dans ces cas particuliers, il
est toujours possible de bouturer séparément nos deux amies maia, cette fois-ci,
en utilisant leurs tiges florales comme organes de boutures. Celles-ci sont en effet,
d'une manière générale, plus solides, plus faciles à manipuler et d'apparences plus
variées. Je n'ai, hélas, jamais vu cette technique pourtant connue de plusieurs
amateurs apparaitre dans une de nos bibles des plantes carnivores et l'ai, en fait,
découverte d'une manière assez fortuite
L'hiver dernier, alors que je travaillais dans ma petite serre d'intérieur, les bras
plongés au milieu d'inflorescences d'U. laterifolia, j'eus la surprise de voir que
toutes les inflorescences s'attachaient à mon pull-over par l'intermédiaire de leurs
fleurs et gousses de graines. Etant dans l'impossibilité de les détacher, je retirai
mes bras de la serre et, par la même occasion, déterrai toutes les hampes florales.
Ce fut un de ces moments où l'on se sent tout bête et où notre langage perd,
momentanément, de sa tenue. Avec un fond d'imagination scientifique, je me
voyais au milieu d'une plaine australienne transformée en kangourou à pull over,
arrachant inconsciemment les inflorescences de cette pauvre utriculaire, et les
disséminant de-ci, de là, au hasard d'une course folle. De retour à la réalité, je
décidai de tester l'hypothèse selon laquelle cette espèce aurait évolué vers la
création de hampes florales capables de s'accrocher à des surfaces velues pour
satisfaire ses besoins de multiplication vers de nouveaux horizons.
Je replantai donc ces déracinées dans un nouveau pot et eus la joie de voir de
nouvelles feuilles apparaitre une à deux semaines plus tard. La reprise de ces
boutures est donc au moins deux fois plus rapide que lors d'une bouture de
feuilles. Ma plus grande surprise fut de constater que les hampes florales ne
périrent point mais continuèrent à se développer et à fleurir comme si de rien
n'était. L'âge des hampes florales choisies ne fut pas extrêmement critique, même
si une reprise plus rapide fut observée avec des hampes florales en début de
maturité, i.e. possédant de 2 à 5 fleurs.
Rempli d'espoir, je décidai de retenter la même expérience avec d'autres utriculaires
terrestres. U laterifolia prouva étre la seule
utriculaire terrestre de ma collection dont les hampes florales furent prises d'un
attachement fou pour mon pull-ower. Je retirai alors chaque hampe florale, comme
l'on pique les pétales d'une marguerite, puis les replantai séparément, chacune
dans son propre pot. Lors de ce procédé, les hampes florales se cassérent toutes
quelques millimétres en-dessous de la surface du sol. La partie de "racine
charnue", maintenant exposée à l'air, ressemblait à un petit cactus puisque
plusieurs bouts (moins d'un millimètre de long) de racines s'y accrochaient avec
une symétrie radiale. Les résultats furent très mitigés. Les boutures
d'U. dichotoma, U. livida et U. subulata reprirent sans aucune difficulté, méme si
les hampes florales utilisées périrent plus rapidement que normal. U. sandersonii
eut une reprise délicate et lente, et U. juncea refusa de coopérer. Toutes ces
observations montrent que plusieurs utriculaires terrestres peuvent étre aisément
multipliées par boutures de hampes florales. Il est donc fort possible que cette
caractéristique représente un trait évolutif commun à ces espèces pour augmenter
leur potentiel reproductif dans un certain miiieu. Des animaux velus pourraient en
effet participer à la dispersion d'U. laterifolia et des oiseaux en quête de matériel
pour leur nid seraient fort bien capables de multiplier les autres espèces, par
exemple. Les bases et origines d'une telle évolution restent cependant toujours
secrètes.
La morale de cette histoire ressemble étrangement à une chanson populaire qui
appelle très fortement un troisième couplet:
Utriculaire, gentille Utriculaire,
DIONÉE 26 - 1992
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