A la découverte des Plantes Carnivores Vosgiennes

(Serge Lavayssière)

Etang de Machais

Drosera longifolia

Drosera X obovata

Drosera rotundifolia

Photos : Serge Lavayssière


Si nombre d'entre nous rêvent d'Australie, de Bornéo, d'Afrique du Sud, de tepuis, il ne faut pas oublier qu'en France aussi, se trouvent de vrais paradis pour les plantes carnivores. N'ayant pu cet été me consacrer à de longues randonnées, j'ai tout de même effectué une visite éclair dans les tourbières des Vosges.


QU'EST-CE QU'UNE TOURBIERE ?

Dans les endroits où l'eau stagne, dans certaines conditions, les débris végétaux peuvent s'accumuler et donner naissance à la tourbe. Ceci n'est bien sûr possible que si la production végétale et plus rapide que la décomposition naturelle. L'activité bactérienne responsable de la décomposition et du recyclage des matières doit être freinée par plusieurs facteurs. L'acidité du milieu ainsi que des températures fraîches sont indispensables à l'apparition d'une tourbière. Une tourbière n'est pas éternelle : elle évolue au long au fil des ans (des siècles et mêmes des millénaires) avant de finalement se combler et laisser place à une prairie de moins en moins humide. Dans un premier temps, la tourbière apparait en bordure d'une étendue d'eau. Les sphaignes tapissent les rives et lentement gagnent sur l'étang. Il se forme souvent à ce moment un "radeau flottant" qui finira par recouvrir complètement l'étang. A ce stade, les dépressions restent encore très humides, mais l'épaisseur de tourbe est telle que bruyères, saules, bouleaux commencent à s'établir. Enfin, les sphaignes continuant à se développer, le sol se bombe au dessus de l'ancien niveau de l'eau, la tourbière devient de plus en plus sèche et se transforme en lande où les sphaignes laissent la place à une végétation herbacée (Carex).


HISTORIQUE

L'émersion du massif vosgien date du début de l'ère tertiaire (-60 000 000 d'années). Le plissement alpin provoqua l'effondrement de la partie médiane du massif il y a environ 25 000 000 d'années. Ainsi se sont séparés à cette époque les Vosges et la Forêt Noire allemande, alors que la plaine d'Alsace fut envahie par la mer. Il y a 2 000 000 d'années, commença l'ère quaternaire avec ses alternances de climat glaciaire et de périodes plus chaudes. La plupart des tourbières de montagne sont une conséquence du modelé du relief dû aux glaciers. A l'issue de la dernière glaciation (environ 500 000 ans), de nombreuses cuvettes glaciaires ont donné naissance à des lacs et parfois à des tourbières évoluant plus ou moins rapidement. On peut encore y trouver quelques specimens de flore arctique réfugiée en altitude où elle trouve encore un climat suffisamment frais pour survivre.

Le plus nordique de nos massifs, laisse espérer nombre de tourbières encore en pleine évolution, et est donc plein de promesses à cet égard.


VISITE DE QUELQUES SITES

Ainsi en août 1991, muni d'un guide de randonnées et des cartes IGN couvrant la région du Col du Bonhomme au Col de la Schlucht, je décidai d'effectuer une visite de quelques jours aux tourbières vosgiennes.

  • Le lac de Lispach
    A 5 km au sud-est de Gerardmer, long de 600m sur 300 de large, le Lac de Lispach a sa moitié nord entièrement recouverte d'une tourbière flottante. Dangereuse, elle n'est que longée par les promeneurs, mais quelques pêcheurs s'y aventurent. Curieusement, ce "radeau flottant" ne touche pas la rive de l'étang mais dérive à quelques mètres de la berge, une poutre en permettant l'accès. Dès les premiers pas, la consistance du sol est surprenante. Spongieux, le tapis de mousse donne l'impression de se tendre sous les pas. Si l'on reste quelques minutes au même endroit, le temps par exemple de prendre une photo, le niveau de l'eau monte lentement autour des chaussures. Il s'agit donc de prendre garde à l'endroit où on pose ses pieds, la stabilité et la résistance du radeau n'étant pas partout identique. Après quelques pas prudents, il est facile de reconnaitre à coup sûr les endroits suffisamment résistants pour supporter le poids du promeneur. Dans les dépressions, la couleur vert tendre des sphaignes incite à la plus grande prudence. Sur les hauteurs, la mousse est plus sèche et prend souvent une teinte rougeâtre. Le sphagnum omniprésent, élément essentiel constituant le sol, est consolidé par les racines de quelques végétaux supérieurs: Carex, linaigrettes, trèfle d'eau (Menyanthes trifoliata) malheureusement pas en fleur en août... Mais les plantes les plus visibles et les plus abondantes sur cette tourbière sont sans nul doute les Droseras. Drosera rotundifolia est de loin le plus abondant, tapissant complètement le sol, mais on trouve également quelques Drosera longifolia ainsi que leur superbe hybride Drosera X obovata. Superbe par sa robustesse bien supérieure à celle de ces parents, impressionnant par la taille de certaines touffes, cet hybride ressemble à s'y méprendre à notre troisième espèce autochtone Drosera intermedia. Seule l'observation attentive permet de reconnaitre à coup sûr l'hybride: d'abord le pétiole est légèrement poilu, héritage de Drosera longifolia, alors que celui de Drosera intermedia est rigoureusement glabre. Ensuite et surtout, comme ça se voit d'ailleurs sur la photo page centrale, la hampe florale pousse verticalement du centre de la rosette au lieu de partir d'abord horizontalement chez Drosera intermedia. Couvrant le sol par millions d'exemplaires, ces Droseras offrent à chaque pas de stupéfiantes scènes de captures. Ainsi, j'ai pu trouver, sur une grosse touffe de Drosera X obovata, une dizaine de petites libellules bleues (Ischnura elegans ?) emprisonnées, plusieurs feuilles assurant souvent la prise de chaque insecte. Pourquoi tous ces insectes se sont-ils donnés rendez-vous sur ces quelques décimètres carrés de plantes, cela restera un mystère. En m'approchant prudemment du bord du radeau flottant, j'ai pu apercevoir quelques Utriculaires flottant à la surface du lac, mais les fleurs étaient trop éloignées pour que je puisse déterminer s'il s'agissait d'Utricularia vulgaris ou d'Utricularia australis (= U. neglecta).

  • L'Etang de Machais
    Autre site botaniquement passionnant, l'Etang de Machais est lui presque entièrement recouvert par une tourbière. Tout aussi dangereux que celui du Lac de Lispach, ce radeau flottant n'abrite que Drosera rotundifolia. Ceci ne signifie pas que la flore en ce lieu soit moins intéressante. La colonisation de l'étang est plus importante qu'à Lispach et l'évolution de la tourbière plus avancée. On peut d'ailleurs y retrouver en cercles concentriques les différentes étapes de la vie de la tourbière, l'extérieur étant déjà colonisé par une végétation arbustive. On retrouve ici bien sûr le sphagnum prépondérant, Menyanthes trifoliata, des linaigrettes, la rarissime scheuzérie des marais (Scheuchzeria palustris) mais aussi de nombreuses orchidées dont Dactylorhiza (ou Orchis) déjà en fruit hélas, et le minuscule Malaxis des marais (Hammarbya paludosa) difficilement visible au milieu des sphaignes en raison de sa petite taille et de sa couleur verte. Bien qu'elle soit signalée ici, je n'ai pas eu la joie de trouver la listère en coeur (Listera cordata) qui trouve à Machais l'un de ses derniers refuges en France. Au centre de la tourbière, il ne reste qu'une petite partie du lac originel. A la surface de l'eau, entre les îlots de tourbe flottante détachés du bord par les avalanches hivernales, flottent encores quelques Utriculaires ainsi qu'une relique glaciaire, le nénuphar nain, identique en tous points à l'espèce type si ce n'est la taille, les feuilles ne dépassant pas la taille de la main.


CONCLUSION

Je n'ai pas dévoilé de grand secret en écrivant cet article puisque j'ai moi-même trouvé ces sites dans un guide de randonnées du commerce. Toute cette flore est intégralement protégée. Si nous voulons encore longtemps pouvoir profiter de ces sites exceptionnels sachons les respecter, j'espère n'inciter personne au saccage de ces tourbières. Ces plantes si belles dans leur biotope s'adaptent mal aux conditions de culture qu'on peut leur offrir. Certains producteurs bien connus proposent des souches qui supporteront bien mieux la culture que des spécimens nés en montagne.


BIBLIOGRAPHIE

  • Les Hautes-Vosges, Randonnées, Découvertes, J.-P. BOUDOT, Editions S.A.E.P. Ingersheim, Colmar, 1980
  • Les Plantes Carnivores de France, M. BAFFRAY, F. BRICE, Ph. DANTON, Editions Séquences, 16140 Aigre, 1985
  • Guide des fleurs sauvages, D. & R. AICHELE, H. WERNER, A. SCHWEGLER, Hatier, Editions S.A. Fribourg (Suisse), 1984
  • Guide des orchidées d'Europe, d'Afrique du Nord et du Proche-Orient, J.G. WILLIAMS, A.E. WILLIAMS, N. ARLOTT, Delachaux & Niestlé Neuchâtel, Paris, 1988



DIONÉE 25 - 1992