LE GENRE LEDOTHAMNUS EST-IL CARNIVORE ?

(Pierre JOLIVET)



Un de nos jeunes membres de l'Association française des Plantes carnivores, Jacques Besnard, a eu un jour l'attention attirée par une photo de plante que je lui montrais, photo extraite du beau livre de Charles Brewer-Carias sur les Tépuys du Vénézuela, livre paru en 1987. Il s'agissait d'une photo de la p 72 représentant Ledothamnus sp., une éricacée d'altitude. La plante ressemble, en effet, à un Byblis , un Drosera ou un Roridula par ses goutelettes sécrétrices ou non. La photo a été prise par Ch. Brexer-Carias au sommet de l'Auyan Tepuy, soit à 2460m d'altitude, près de la plus haute chute du monde, le Saut de l'Ange (972 m). En Octobre 19SG, J'eus I'occasion de visiter le Vénézuela et la région des Tépuys au sud, notamment a Canaima. C'est à cette occasion que Mr Brewer-Carias me remit deux de ses livres magnifiquement illustrés. Un troisième vient de paraître mais je ne l'ai pas encore vu.


Les Tépuys.

Les tépuys ou tépuis (le mot ne se trouve dans aucun dictionnaire français) vient du caraïbe et signifie montagne élevée au sommet tronqué et aux parois verticales. Il y a des centaines de ces élévations gréseuses au Vénézuela méridional, au sud de l'Orénoque, et en Guyana-Surinam. Une cinquantaine seulement sont assez élevés pour éveiller l'intérêt des naturalistes par leur endémicité. Le mont Roraima, découvert en 1838, est le plus fameux. C'est sans doute là que se situe l'action du "Monde Perdu" de Conan Doyle, écrit vers 1885, et encore réimprimé de nos jours. Pas de dinosaures, de ptérodactyles, de tyrannosaures mais cependant une faune extraordinaire d'insectes et de plantes endémiques (75%). Cette riche flore de l'Amazone Vénézuelien (9000 espèces) est en cours de publication par le Missouri Botanical Garden et le Jardin botanique de Caracas. On y trouve peu de grands mammifères (jaguars, tapirs), mais des batraciens, des reptiles et beaucoup d'oiseaux. Sur ces hauteurs, se rencontrent les Heliamphora (6 esp), les Drosera (D. roraimae et 11 autres esp), les Brocchinia (18 esp dont 2 carnivores), les Genlisea (7 esp), et les Utricularia épiphytes (41 esp) qui poussent parfois entre les feuilles des Brocchinia et des Orectanthe.


Ces massifs, sauf le Roraima, s'explorent uniquement en hélicoptère, car ils sont totalement inaccessibles à pied. Le mt Roraima mesure 2610m et seulement le Neblina est plus haut, à la frontière du Brésil (3045m). Il pleut presque toujours sur ces sommets, les orages sont quasi-permanents et seulement en Février-Mars, le relatif "beau temps" permet de travailler plus facilement sur les tépuys.


Comme le souligne Steyermark (1987), toutes les plantes des tépuys sont soumises à la combinaison d'un sol acide et des eaux noires, à de fortes pluies, à un ensoleillement intense, à un vent violent, à des brouillards fréquents et à des changements de températures subits (de +1 à 25 C). Curieusement, la flore est largement xéromorphe malgré la forte pluviosité et le brouillard fréquent. Il y a la réverbération du soleil sur les rochers, l'insolation succédant au froid de la nuit. Les plantes qui ont survécu présentent des structures particulières, feuilles sclérophylles, réduites, cireuses, brillantes, en touffes ou en rosettes, en urnes, etc. Une seule famille est endémique: les Tepuianthacées; beaucoup de ces plantes sclérophylles présentent un duvet soyeux sur les feuilles.


Les Ericacées.

Parmi les 9000 plantes de l'amazonie vénézuélienne, les Ericacées sont nombreuses sur les tépuys: pas moins de 16 genres avec beaucoup d'espèces endémiques. Le genre Ledothamnus a été décrit par Meissner de ces montagnes et comprend 9 espèces toutes endémiques. Finalement une question est posée ici: ces plantes sont-elles carnivores? À regarder les photos, il y a des gouttelettes de rosée ou d'une substance glutineuse,mais on n'y voit pas clairement des insecte capturés, ce qui est surprenant. Est-ce que la sécrétion est constituée de matériel mucilagineux comme chez Drosera, ou résineux comme chez Roridula ou s'agit-il seulement d'eau de pluie ? Peu ou pas d'observations ont été faites dans la nature, car sur ces sommets la marche est difficile, le temps exécrable, le froid vif et on est toujours pressé de rentrer au camp.


Voici, suite à mon enquête, ce que m'ont répondu les experts:

  • Paul Derry, curator au Missouri botanical Garden, me répond ce qui suit: "Pour moi personnellement et pour d'autres personnes qui ont visite les tépuys,il ne me semble pas que ce genre soit carnivore".

  • James L. Luteyn, spécialiste des Ericacées sud-américaines, au New York Botanical Garden, me répond ceci: "Les Ledothamnus et beaucoup d'autres Ericacées, ont des poils glandulaires sur des tiges longues, courtes ou même sans tiges. Reaucoup de ceux-ci "attrapent" des mouches ou d'autres petits Diptères, mais personne ne sait s'ils sont carnivores. Je doute beaucoup, mais je ne connais aucune étude sur les exsudats ou d'autres, de sorte que nous sommes dans le noir là aussi. En vérité, la vue du brouillard ou de la rosée sur ces plantes, adhérant aux poils glandulaires, est splendide et trés photogénique. Désolé de ne pouvoir vous être plus utile".


Conclusions

Aucune expérience n'ayant été faite, le mystère subsiste mais la carnivorité des Ledothamnus reste possible quoique peu probable. Le malheur, c'est que ces plantes sont difficilement observables dans les conditions climatiques des tépuys. Les botanistes travaillent sur des spécimens d'herbier où aucun de ces détails n'est visible. Les sols sont pauvres là-haut, acides (pH=3 à 5) et ce ne serait pas tellement impensable qu'une plante de plus ait choisi la carnivorité pour suppléer à la déficience des apports nutritifs. Il est permis de rêver...

Il n'y a aucune parenté entre les Ericacées (Sympétales) d'une part et les Droséracées (Nepenthales) et Byblidacées-Roridulacées (Rosales) d'autre part, mais cela ne veut rien dire. Attendons les résultats de la dernière expédition là-haut qui se termine actuellement. Espérons que notre ami Jacques Besnard a eu du flair..


Bibliographie

  • BREWER-CARIAS, Ch. 1987. The Lost World of Venezuela and its vegetation. Caracas, 237 pp.
  • JOLIVET, P. 1990. A la recherche du monde perdu. Les Tépuys du Sud du Vénézuela. Courrier de_la Nature, Paris, sous presse.
  • STEYERMARK, J.A., 1987. Speciation and endemism of the Flora of the Venezuelan Tepuis. in Vuilleumier & Monasterio eds. High Altitude Tropical Biogeography. Oxford Univ Press ; 660 pp.

Voir aussi, concernant les Tépuys National Geographoc. Vol 175 n°5 may 1989 Geo mars 1990


DIONÉE 20 - 1990