Si Aldrovanda est certainement aujourd'hui disparu de notre
territoire, si la présence de Drosera et de Pinguicula est de nos
jours douteuse en région parisienne, il reste possible de trouver un
exemplaire du dernier genre de plantes carnivores autochtones:
Utricularia vulgaris a fleuri cette année dans nos contrées. Pas
vraiment exceptionnel mais suffisamment rare pour être signalé, ce
phénomène nous rappelle que si beaucoup de nos plantes de culture
viennent de pays lointains, si certaines sont venues du bout du monde,
il suffit de quelques pas en forêt pour découvrir celles dont le piège
surpasse en précision toutes les autres.
D'après BAFRAY (M.), BRICE (F.), DANTON (PH.), les plantes
carnivores de France , Editions Séquences, 1985, notre pays possède
quatre espèces d'utriculaires :
DESCRIPTION
La plante
Utricularia vulgaris se présente sous forme d'un "goupillon" plus
ou moins ramifié, atteignant parfois un mètre cinquante de long. Ces
rameaux flottent sous la surface, garnis de nombreuses feuilles de un
à huit centimètres, découpées en lanières et portant de très nombreux
utricules de un à trois millimètres.
L'extrémité des ramifications comporte un bourgeon où se forment
les jeunes feuilles. En même temps, l'autre extrémité se décompose en
vieillissant. alors que les parties jeunes de la plante sont d'un vert
tendre avec des utricules transparents, les parties plus agées ont
leur pièges obscurcis par les résidus de proies. Plus loin, les
feuilles brunissent, noircissent et se désagrègent. On comprend
aisément que si la pousse est régulière et vigoureuse, la plante
croîtra plus rapidement et s'allongera d'autant. La vie d'utriculaire
n'est qu'une course contre la montre, contre la mort et la
décomposition. L'automne arrivant et les températures fraîchissant, la
croissance ralentit et la décomposition continue, séparant les
ramifications, jusqu'aux bourgeons ou turions qui passeront 1'hiver
enfouis dans la vase du fond.
Le piège
Le piège est un petit sac ou utricule, présentant une ouverture
hermétiquement fermée par un voile souple. En position d'attente,
I'utricule est vide, comprimée. Qu'une proie frôle l'un des petits
poils garnissent l'ouverture, la porte s'ouvre et le piège s'enfle
brutalement (1/500 de seconde), aspirant dans le mouvement la
malheureuse bestiole. La porte se referme, les cellules de la paroi
expulsent l'eau par un phénomène osmotique, et les glandes internes
sécrètent les enzymes digestives.
Floraison
Au début de l'été, si les conditions sont favorables, à chaque
ramification apparaît une hampe florale de dix à vingt centimètres
qui vient percer la surface de l'eau pour épanouir à l'air libre de
trois à douze fleurs jaune vif.
Mesurant de quinze à vingt millimètres, les fleurs s'ouvrent en
remontant le long de la tige. La corolle comprend deux lèvres d'égales
dimensions, l'inférieure comportant un palais délicatement veiné de
rouge. En tirant délicatement le palais vers le bas, apparaissent,
plaqués contre le lobe supérieur, le stigmate en avant, puis deux
étamines en arc de cercle. La disposition favorise une pollinisation
croisée effectuée par des insectes, nombreux au ras de l'eau par temps
ensoleillé.
Si la floraison semble le mode de reproduction premier des
phanérogames (plantes à fleurs), Utricularia vulgaris ne semble pas,
du moins dans nos régions, l'utiliser très souvent. Depuis trois ans,
je surveille cet évènement dans deux étangs. Si les plantes abondent
chaque année au milieu des nénuphars dans ces eaux jaunes, acides
comme en témoignent des tapis de sphagnum sur les berges, elles
n'avaient, en 1987 et 88, dépassé la taille de quelque soixante
centimètres, avec une, parfois deux, ramifications. Cette année, des
tiges de plus d'un mètre sont monnaie courante, certaines divisées
cinq ou six fois. Absentes les années précédentes, les fleurs
apparaissent en grand nombre aux ramifications de la tige principale.
La sécheresse et la canicule de ce printemps en sont certainement
responsables, surtout si l'on se rappelle qu'en 1976 aussi, la
floraison avait été abondante. Est-ce en raison des températures, ou
de la sécheresse qui modifie les concentrations en sels des eaux
stagnantes?
Jean-Jacques LABAT, que j'ai eu le plaisir de rencontrer cet été,
m'a appris que la floraison est pratiquement annuelle dans le sud du
pays.
Ainsi, Utricularia vulgaris utilise bien plus la reproduction
végétative pour se multiplier sous notre climat septentrional.
Qu'est-on en droit de penser d'un végétal qui n'accomplit son cycle
complet qu'une fois tous les dix ans, si ce n'est plus ? Tout d'abord
on est en droit de s'émerveiller devant le système de remplacement
proposé par Dame Nature. Dans des conditions climatiques trop fraîches
(l'aire de répartition d'Utricularia vulgaris s'étend jusqu'en
afrique, en Asie et en Amérique du nord, de climat tempéré froid
jusqu'au climat tropical) la plante trouve la possibilité de
proliférer jusqu'à une saison plus clémente où aura lieu une vraie
reproduction sexuée avec reproduction du patrimoine génétique. Que
réserve l'avenir pour un tel végétal, apparemment insuffisamment
adapté à nos climats ? Est-il, à terme, condamné à s'épuiser suite à un
appauvrissement de la vitalité chez des sujets agés, ou au contraire
l'évolution va-t-elle sélectionner les individus les moins frileux
pour en quelques millénaires créer une sous-espèce de climat frais
fleurissant chaque année.
Bien sûr, toutes ces hypothèses ne sont que pure spéculation et le
plus grand danger que coure cette plante n'est ni le froid ni les
climats, mais les résidus agricoles et industriels qui ont déjà
repoussé Droséras et grassettes sur les sommets non corrompus de nos
montagnes. Aldrovanda, lui, n'a pas eu, chez nous, le temps de se
demander si le climat lui convenait pleinement. Il faisait avec depuis
la nuit des temps...
Profitons de ces fleurs qui savent si bien se faire désirer,
tâchons d'en profiter encore pour de nombreuses années. La comète de
Halley a pris rendez-vous pour dans presque soixante-quinze ans,
Utricularia vulgaris, lui, ne prévient pas. Tenons-nous prêts,
l'attente sera sans doute moins longue.
DIONÉE 18 - 1989
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