Plantes Carnivores de nos régions

(Pierre SIBILLE)


Les grassettes (suite)


Les grassettes de nos régions ( 1 ) mériteraient de retenir l'attention même si elles ne présentaient pas la particularité d'être des plantes insectivores. Cette propriété a été longtemps contestée, tant aux grassettes qu'aux utriculaires; l'éminent botaniste Gaston Bonnier exprimait son scepticisme à ce sujet dans sa monumentale Flore complète de France, Suisse et Belgique. Toutefois, des observations suivies ont permis de reconnaître l'aptitude qu'ont ces plantes à capturer de très petites proies et à les digérer grâce à des enzymes détectés lors de travaux scientifiques récents.


Capture et digestion des proies : La loupe permet de distinguer, sur le dessus des feuilles de grassette, une multitude de glandes. Les unes, et de loin les plus nombreuses, sont sessiles, les autres sont pédonculées. Chacune de ces dernières porte un globule de mucilage sécrété par la glande. lncolores et minuscules, ces milliers de gouttelettes donnent au limbe un revêtement "gras" et comme lustré.


En l'absence de nectar, les moucherons sont-ils attirés par la faible odeur de champignon que dégage la plante ? lls sont nombreux, en tout cas, à venir se poser et s'engluer sur le limbe visqueux. C'est alors que les glandes sessiles se mettent à sécréter un fluide digestif, légèrement acide, où l'on a reconnu quatre enzymes : ribonucléase, estérase, phosphatase acide et protéase.


Dans son livre "Carnivorous Plants", Adrian Slack estime que "l'activité bactérienne, si toutefois elle intervient dans la digestion, ne semble y jouer qu'un faible rôle. En fait, la sécrétion semble plutôt contenir un bactéricide léger et il y a peu de doute qu'une telle activité (bactérienne) ne soit préjudiciable à la feuille dont le limbe est très délicat" A l'appui de cette affirmation, A. Slack analyse ce qui se produit quand une trop grosse proie est déposée sur le limbe. La digestion ne pouvant s'effectuer complètement, l'activité bactérienne se développe et, du corps de l'insecte, se propage à la feuille qu'elle peut corrompre.


Ce mode de capture et de digestion rapproche nos grassettes des rossolis (ou drosera). Pour ces derniers, on constate (voir Dionée 1) un lent mouvement des "tentacules", suivi parfois d'un faible enroulement du limbe. Chez nos Pinguicula aussi, on peut observer une légère courbure des bords du limbe. Ce "mouvement",insensible, ne peut jouer le moindre rôle dans la capture des insectes mais il permettrait de retenir comme dans une "cuvette" les sucs digestifs agissant sur les proies.


* Reproduction et hibernation


Les grassettes se multiplient par reproduction sexuée (graines) et par reproduction végétative (hibernacle et gemmae).


Pollinisées par les insectes, les fleurs de Pinguicula donnent rapidement des capsules pleines de toutes petites graines de forme allongée (croquis dans Dionée 2).

A l'exception de Pinguicula lusitanica, la rosette de feuilles de nos grassettes régresse en fin d'été alors qu'en son centre se forme un bourgeon d'hiver, ou hibernacle. Quand les feuilles ont disparu, on peut voir, sur le pourtour de l'hibernacle, d'autres bourgeons plus petits, les gemmae.

Dépourvus de racines bien développées (sauf chez Pinguicula alpina) l'hibernacle et les gemmae sont souvent entraînés et dispersés par la pluie et la neige, ce qui favorise la propagation de l'espèce. Au printemps, chaque hibernacle, chaque gemma qui aura eu la bonne fortune de se retrouver sur un terrain convenable, formera une nouvelle rosette de feuilles ainsi que des racines. Ce mode de reproduction végétative se révèle parfois plus performant que la multiplication par graines, par exemple chez Pinguicula grandiflora dont un pied-mère peut générer jusqu'à cinquante gemmae.


* Culture

Les grassettes de nos régions sont, me semble-t-il, plus capricieuses en culture que leurs cousines exotiques. Celles-ci, et en particulier les belles grassettes mexicaines demandent, il est vrai, l'abri de la serre ou du terrarium, alors que nos Pinguicula - mis à part, peut-être Pinguicula lusitanica - sont des plantes d'extérieur. On peut les cultiver à l'ombre, dans un endroit frais, en pots (le compost étant maintenu humide pendant la période de végétation active) ou en mini-tourbière.

Un filet protègera les plantes des oiseaux qui aiment à piocher la terre mouillée à la recherche de vers, et il faudra aussi prendre garde aux limaces et escargots, friands des feuilles tendres.

Les trois principales espèces indigènes (Pinguicula vulgaris, Pinguicula alpina et Pinguicula grandiflora) s'obtiennent aisément à partir de graines. Là encore, référons-nous aux précieuses pages d'A. Slack.


Effectuer les semis en décembre-janvier, en dispersant les graines à la surface d'un mélange de tourbe et sable. La terrine à semis, placée en permanence sur un plateau contenant de l'eau de pluie, sera installée dans un châssis bien aéré. On exposera le semis à la gelée le plus souvent possible, le froid devant favoriser la germination. Celle-ci a lieu au printemps. En cas d'échec, renouveler l'opération avec le même semis. Les plantules, après repiquage, acquerront pour la plupart, une semi-maturité en été, avant de former leurs hibernacles.

J'ajouterai ceci : même si l'on conduit à bon terme cette délicate culture, nos sauvageonnes ne paraîtront jamais aussi belles, aussi bien portantes que sur les rochers moussus éclaboussés par quelque cascade de montagne. Nos grassettes comme tant d'autres plantes sauvages s'acclimatent difficilement hors de leur habitat d'origine. Allons les admirer "chez elles" et adoptons plutôt pour nos cultures les espèces exotiques si variées, si attrayantes et tellement plus accommodantes !


(1) Voir Dionée n°2 - mars 1984


DIONÉE 3 - 1984