Plantes carnivores de nos régions

(Pierre SIBILLE)




Si l'on connaît dans le monde quinze genres et plus de cinq cents espèces de plantes carnivores, on ne peut tout au plus rencontrer dans notre pays que quatre genres - en comptant même l'incertain Aldrovanda - et une quizaine d'espèces.

Relative pauvreté qui tient moins à la très modeste étendue de notre territoire métropolitain (environ 1/250 des terres émergées) qu'à certaines contraintes climatiques. Peu nombreuses en espèces, "nos" plantes carnivores tendent aussi à se raréfier en raison du saccage de leurs habitats : zones palustres et tourbières.

Le genre le plus répandu et le mieux connu est celui des Drosera, que l'on appelle encore Rossolis (rosée du soleil). Notons au passage, la convergence de cette nomenclature puisque Drosera vient du grec Drosos, signifiant rosée. Le nom anglais Sundew est l'exact équivalent de Rossolis, de même que le terme allemand Sonnentau.

Tout comme la jolie Parnassie des marais - non suspecte, elle, de moeurs carnivores - et l'Aldrovandie, les Rossolis appartiennent à la famille des Droséracées.

Le genre Drosera est riche dans le monde entier de quelque quatre vingt dix espèces, dont certaines ont une très vaste distribution géographique. Parmi ces dernières, répandues tant en Amérique qu'en Europe, se comptent nos trois espèces indigènes : Drosera rotundifolia, Drosera intermedia et Drosera anglica. Elles peuvent se rencontrer, ça et là, dans les landes au sol acide, parmi les bruyères et les joncs, plus souvent encore dans les tourbières, sur les coussins de Sphaignes -endroits spongieux où le promeneur n'avancera qu'avec circonspection. Et pourtant, comment résister à l'attrait de ces rosettes ornées de leurs diadèmes de gouttelettes scintillantes ? Cette étrange "rosée" ne disparalt pas au soleil. Bien au contraire : plus chauds sont les rayons de l'astre du jour, plus la plante semble "mouillée", comme le notait, émerveillé, un botaniste anglais du XVI° siècle. Mais observons de plus près ce qu'il désignait comme "une herbe de très étrange nature, et merveilleuse : la Rosée du soleil."


LE DROSERA - la grâce de cette plante ne devrait-elle pas lui faire attribuer le genre féminin ? - est, du moins en ce qui concerne nos espèces régionales, une petite plante vivace formant une rosette de feuilles parsemées de cils glanduleux rouges secrétant des gouttelettes de suc gluant. Les "tentacules" du pourtour de la feuille sont longs alors que ceux du centre sont très réduits, les glandes, plus nombreu- ses à cet endroit, étant comme posées sur le limbe. Du centre de la rosette s'élèvent en été, des hampes florales portant des racèmes de petites fleurs blanches (pour les trois espèces décrites, des fleurs roses ont quelquefois été observées en Amérique). Ces fleurs ne s'ouvrent guère qu'au plein soleil de la mi-journée. A ce moment, les petits insectes favorisent la pollinisation croisée, ou encore l'auto- fécondation, celle-ci pouvant se produire aussi quand la fleur est refermée. Le fruit est une capsule ovoïde aussi longue que le calice, et contenant de minuscules graines noires fusiformes.

DROSERA ROTUNDIFOLIA - L'espèce la plus commune est Drosera rotundifolia (Linné) le Drosera à feuilles rondes. Son domaine s'étend sur les régions assez septentiionales d'Amérique du nord, d'Europe et d'Asie. En France, on la trouve çà et là, dans les marais tourbeux, mais elle manque en Provence. Elle peut être localement très abondante, colonisant les tourbières à sphaignes.

Elle étale sur le sol une rosette de feuilles à limbe orbiculaire habi- tuellement plus large que long. Ces feuilles sont portées par de longs pétioles qui rayonnent du centre de la rosette. Pétioles et limbes sont d'un vert qui se nuance de rouge à exposition ensoleillée.

DROSERA INTERMEDIA (Hayne) - Le plus petit de nos Rossolis, est localement commun en Europe, dans une partie de l'Amérique du nord et dans certaines hautes terres de Guyane. Il habite les endroits tourbeux parfois très humides.

Les feuilles sont semi-érigées, leur limbe spatulé, trois à quatre fois plus long que large, s'atténue graduellement en pétiole. Si les lleurs blanches sont très semblables à celles de Drosera Rotundifolia, la hampe florale moins garnie, prend naissance sur le côté de la rosette plutôt qu'au centre de celle-ci.

DROSERA ANGLICA (Hudson) - Le Drosera d'Angleterre, ou Drosera Longifolia (L.), Drosera à longues feuilles, est une plante plus grande que les précédentes. Elle est aussi plus rare. Elle dresse des feuilles linéaires-oblongues rétrécies insensiblement à la base en un long pétiole. La hampe florale s'élève du centre de la rosette et porte des fleurs plus grandes que celles des deux précédentes espèces.

La capture des insectes par les Rossolis est un phénomène si apparent qu'on peut s'étonner de n'en trouver la relation qu'à partir du XVIII° siècle. Si Diderot a donné à ces plantes le qualificatif de carnivores, cette fonction prédatrice ne fut vraiment mise en évidence que depuis le milieu du XIV° siècle. Charles Darwin consacra une large partie de son livre "Insectivorous Plants" à Drosera rotundifolia.

Lorsqu'un insecte entre en contact avec les tentacules, il se trouve retenu par le mucilage gluant que secrètent les glandes. Des stimuli provoquent alors un lent mouvement des tentacules qui se recourbent vers l'intérieur du limbe, en "ligotant" la proie. Le limbe de la feuille s'enroule aussi quelque peu, assurant mieux encore la prise. Les glandes, surtout celles de l'intérieur du limbe, sécrètent, avec le mucilage légèrement acide, des enzimes qui permettent la digestion du corps de la victime. Les glandes jouent aussi le rôle principal dans l'absorption des produits de la digestion. L'efficacité du piège est prouvée par les nombreux débris chitineux qui parsèment les rosettes de Drosera en été.

De juin à septembre, c'est la saison de grande activité de nos plantes : croissance, captures, floraison et fructification. En automne, tout Drosera de nos régions fait apparaître, au centre de la rosette, un groupement de feuilles très réduites, comme embryonnaires. Nombreuses et étroitement serrées, celles-ci constituent un bourgeon d'hiver, ou hibernacle. Sous cette forme très ramassée, la plante pourra survivre à la saison froide, et le printemps la trouvera prête à reprendre sa croissance.

L'étrangeté des Rossolis ne pouvait manquer de frapper l'imagination de nos semblables. Pierre Ferran (1) rapporte que "les magiciens campagnards virent tout de suite dans la faculté qu'ont ces végétaux de rester toujours parés de gouttelettes, même aux pleins feux de midi, l'indice de quelque magie, d'une alliance mystérieuse entre l'astre solaire et la plante palustre. Ils appelèrent ce liquide "eau de feu" et s'appliquèrent à lui trouver des emplois magiques... " Les alchimistes pensaient trouver dans le Drosera l'un des constituants de la Pierre philosophale qui transmutait le plomb vil en or pur. Selon P. Leproux (2), la "malfaisance" de la plante alimentait bien des superstitions dans les Charentes et en Sologne. Cette réputation de plante maléfique était sans doute moins redoutable pour le drosera que son utilisation en médecine populaire tant pour calmer la toux, lutter contre diverses affections pulmonaires et maladies des yeux, ou encore pour le traitement des durillons, verrues, taches de rousseur et coups de soleil ! Henry Correvon (3) dénonçait les ravages que faisaient des "nuées de récolteurs", pourvoyeurs de l'herboristerie. A notre époque, les Rossolis, sont plus menacés encore par les modifications que l'homme, avec les puissants moyens que lui donnent le "progrès", fait subir aux milieux naturels : assèchement des zones paludéennes, "mise en valeur" des tourbières...

Les amis de la nature s'en émeuvent, et nous en sommes. Nous souhaitons (comme pour bien d'autres plantes que nous étudierons) développer la connaissance des Drosera, particulièrement en les cultivant et les multipliant.


Les Drosera indigènes ne sont pas des plantes de serre ; pour former leurs hibernacles, ils doivent être cultivés à l'extérieur, au soleil, en pots placés dans un récipient contenant une faible profondeur d'eau de pluie.

Drosera rotundifolia et Drosera anglica se plaisent dans un compost de sphagnum haché et tourbe non enrichie ; éviter d'utiliser du sphagnum pour Drosera lntermedia. Pour cette espèce, élever le niveau de l'eau à celui du sol du pot.

En hiver, mettre les pots sous châssis, sans eau à la base, mais en maintenant le compost légèrement humide.

La multiplication de ces plantes s'effectue surtout par semis - souvent spontané - ou par bouture de feuilles.

Semer au printemps ou au début de l'été, dans le même compost que les plantes adultes ; ne pas recouvrir les graines.

On peut tenter des boutures de feuilles en juin-juillet sur du sphagnum haché.

Dans leur habitat naturel, ces plantes se ressèment très généreusement. On a pu observer aussi un mode de reproduction végétative chez Drosera intermedia (signalé par D. E. Schell, dans son livre sur les plantes carnivores des U.S.A. et du Canada) : des plantules se forment parfois à la place des fleurs ; elles se détachent aisément et développent des racines quand elles se trouvent au contact du sol.

Une curiosité de plus à porter au compte de nos merveilleux Drosera !


(1) P. Ferran : Le livre des herbes étrangleuses, vénéneuses, hallucinogènes, carnivores et maléfiques (Bibliothèque Marabout).

(2) M. Leproux : Médecine, magie et sorcellerie (P.U.F.)

(3) Fleurs des eaux et des marais (Delachaux et Niestlé).




DIONÉE 38 - 1997